Qu’est-ce que la critique historique ? La critique interne

La critique interne touche à la crédibilité du document et non plus à sa véracité comme dans le cadre de la critique externe. Ce qui importe dans la critique interne est le contenu du document et savoir ce qu’il renseigne en faisant attention à ne pas tomber dans l’écueil de l’anachronisme. Il s’agit aussi d’une question de bon sens. Il est évident qu’un document se lit dans la totalité.
Un extrait sorti de son contexte peut être totalement fallacieux et il est facile de faire dire à un extrait quelque chose de différent (voire le contraire !) de ce qu’il raconte.

L’importance de la langue originale : lire en «V.O.»

Dans la mesure du possible, l faut recourir au texte en langue originale. Le traducteur, aussi diligent soit il, fait toujours des jeux d’interprétations. Il existe des jeux de mots, des jeux de sonorités qui ne sont pas traduisibles. Il y est des connotations ou des mots qui évoquent des choses dans une langue qui ne sont pas possibles ou pensables dans une autre langue. Il y est des mots dont la traduction même pose problème.
Par exemple, en latin le mot servus est utilisé pour dire esclave (quelqu’un qui n’a aucun droit) mais c’est le mot médiéval qui est traduit par le mot serf or celui-ci jouit de nombreux droits.
Le mot villa est un bâtiment dans le monde romain, un domaine dans le monde médiéval, une ville dans le monde des temps moderne et une maison trois ou quatre façades de nos jours.

Un dernier exemple, plus trivial, observé dans la littérature d’Horreur contemporaine : Dans le livre Duma Key, Stephen King énumère une série de chose et ponctue par fucking River Phoenix. Le traducteur écrit : « cette putain de rivière de phénix » or, Stephen King fait référence à l’acteur River Phoenix. La traduction dans ce cas-ci illustre une méconnaissance et une erreur d’interprétation. Si elle existe en littérature, elle existe aussi dans le cadre de la traduction de sources primaires ou d’ouvrages scientifiques.

La langue évolue à travers le temps

Les mots changent de sens à mesure où la langue évolue. L’évolution du français est un exemple parlant. Le vieux français ou l’ancien français n’a plus le même sens aujourd’hui qu’à l’époque, des mots comme canaille, filou, ou encore bouffe ne signifient plus la même chose que dans leur contexte originel. C’est également le cas de l’anglais et de l’anglicisme. Des mots français sont calqués sur l’anglais mais ils ne disent pas la même chose qu’en anglais. Pire, il existe une substitutions de termes francophones qui existent mais qui sont remplacés par des anglicismes !

Certains mots étaient péjoratifs mais ne le sont plus. Un exemple est la compilation : en français correct, c’est un terme péjoratif qui désigne un ouvrage sans intérêt qui réunit des extraits. Aujourd’hui, une compilation est un argument vendeur.

Il faut lire le texte dans sa version originale en évitant tout anachronisme, c’est-à-dire qu’il convient de le repositionner dans le contexte de l’époque. Nombre de choses qui n’étaient pas choquantes le sont devenues et inversement.

Que vaut un témoignage ?

Il convient de questionner en permanence l’objectivité du document, dans quelles mesures le document est à prendre avec honnêteté ou doit il être préalablement soumis à des questions. La critique méthodique du XVIIIème siècle pose un certain nombre de questions qui sont toujours la base de la critique interne actuelle :

  • L’auteur a-t-il intérêt à mentir ?
  • L’auteur a-t-il de la sympathie/antipathie pour le sujet ?
  • L’auteur reproduit-il quelque chose qu’il croit vrai ?
  • L’auteur cherche-t-il à plaire ?
  • L’auteur est-il lui-même abusé ?
Faux document du commandant Henry dans l'Affaire Dreyfus
Faux document du commandant Henry à charge contre Dreyfus. Il s’agit en réalité d’un grossier montage provenant d’un message crypté d’un attaché militaire italien. L’en-tête (mon cher ami) et la signature (Alexandrine) sont d’origine, le corps du texte est rédigé par Henry.

Ces questions de base interrogent l’honnêteté de la démarche ou simplement de son objectivité. Rien n’est plus labile que la mémoire. Elle induit une relecture sélective sans qu’il y ait intérêt de mentir.

Recouper les informations

Ce sont donc des témoignages qu’il faut prendre pour ce qu’ils sont en essayant d’avoir le plus de réponses possibles à ces questions élémentaires. Il faut se poser la question de la valeur du témoignage et du regroupement des informations. Il faut toujours essayer de trouver le plus d’éléments possibles qui permettent d’éliminer ce qui est de l’ordre de l’interpolation morale ou de la scorie. Dans tous les cas polémiques, il est indispensable d’opposer celui qui est pour et celui qui est contre en exercice de méthodes. Par exemple dans le cas de la colonisation, il ne faut pas s’attendre à une convergence de dires entre le missionnaire et celui qui vit dans un village pris. Il y a des volontés de mettre en évidence des faits ou non. Il faut se demander où sont les intérêts de chacun. Il faut constater les contradictions, inutile de gommer un des deux témoignages. Il y a des moments où les témoignages sont tellement discordants qu’il n’est pas possible de faire la part des choses. A ce moment-là, ou bien on constate que les témoignages sont différents et le signaler ou choisir, le dire et le montrer par hypothèse.

Le cas du témoignage unique ou du silence

Il existe de nombreux cas où il n’existe pas de trace en Histoire, cela s’appelle le silence. Le silence peut être volontaire ou non et dans les deux cas il indique une information intéressante.

Dans d’autres cas, seulement un témoignage existe. Il faut dès lors se poser la question de la pertinence, de la rationalité du témoignage et du contexte dans lequel il a été produit.
Un fait rapporté par un seul témoin peut induire une très grande différence entre le fait lui-même et son interprétation.
C’est le cas des miracles, il est évident qu’un d’un point de vue purement rationnel, ce témoignage n’est pas crédible. Néanmoins, pour l’historien, ce n’est pas la réalité du miracle qui importe mais plutôt ce que sa représentation a engendré. Ce n’est pas le témoignage en tant que tel qui importe mais sa répercussion.

Un cas notable est celui de Clovis. Dans le cadre de l’Histoire médiévale, très peu de sources écrites nous sont revenues. L’histoire de Clovis (v. 466-511) est connue par un nombre limité de sources et l’essentiel de sa biographie provient d’un seul chroniqueur : Grégoire de Tours (v. 538-39 – 594). Grégoire de Tours vit durant la seconde moitié du VIème siècle, soit pratiquement un siècle après les évènements. Grégoire de Tours est un aristocrate Gallo-romain, engagé une certaine idéologie, il écrit une vie de Clovis et le décrit comme élu de Dieu. Grégoire donne des « coups de pouce » chronologiques afin de faire coller au mieux la biographie avec son caractère sacré. Nous savons, du reste, que Grégoire de Tours a eu accès aux archives et à des témoins directs qui ont connu Clovis, notamment sa veuve Clotilde.
L’histoire de Clovis est un fait historique, mais un fait historique raconté par un seul témoin dont on connait les biais et qu’il faut prendre avec nuance et c’est là tout le travail de l’historien : en fonction de la crédibilité donnée à un document, à un témoignage, il construit une Histoire différente et ne peut dévoiler une vérité absolue.

Comment faire face aux lacunes de l’Histoire ?

Nous savons qu’un auteur a écrit mais aucune de ses œuvres nous est parvenue. Nous savons qu’un empereur a régné mais nous ne savons rien de son règne. Quelle est l’attitude pertinente face à ce vide d’information ?

La déduction : conjonctures

La déduction est une des méthodes employées. Il s’agit de partir d’un un point de départ que l’on connait, ou non, et de déterminer un point d’arrivée. Ensuite, il convient de définir une probabilité d’évolution et d’élaborer une ou plusieurs hypothèses tout en sachant qu’elles resteront hypothèses et ne seront jamais certitudes.

Les analogies : comparaisons

Les analogies ou comparaisons sont problématiques mais parfois employées. Il s’agit de définir une situation dont nous ne connaissons rien par rapport à quelque chose que l’on juge similaire.
Ce type de raisonnement est utilisé en préhistoire : nous n’avons pas de trace de l’organisation sociale, familiale, économique, etc. des sociétés préhistoriques mais elles sont décrites par analogie en s’appuyant sur les sociétés traditionnelles.
L’écueil principal de ces analogies est que l’on considère que la société n’a pas évolué.

La méthodologie rétrospective

La rétrospection part de la situation actuelle et rebrousse le temps, étape par étape. C’est une méthode utilisée par les historiens du paysage.

Les chiffres et les nombres

Les chiffres et les nombres ont un aspect rassurant car dans la croyance collective, ils apportent une scientificité aux documents. Cependant, il convient de ne pas les prendre comme acquis.

Il existe deux types de phénomènes par rapport aux chiffres et aux nombres.
Le premier est le chiffre faux qui ne repose sur rien mais que l’on l’accepte.
Le deuxième est le chiffre vrai, pertinent mais que l’on accepte dans un cas d’interprétation abusive.

Voici quelques exemples de chiffres absurdes ou d’approximations :

  • La plupart des déductions qui sont faites sur la population du monde à l’époque préhistorique. Estimer qu’il y a eu un décuplement de la population entre le paléolithique moyen et le paléolithique supérieur repose uniquement sur un jeu de l’esprit.
  • Le nombre d’envahisseurs vandales Visigoths ou Ostrogoths qui auraient déferlé dans l’empire romain au Vème siècle. Les chiffres ne reposent sur rien que sur des estimations, des extrapolations.
  • De manière plus contemporaine, des chiffres non-vérifiables mais admis sont le nombre d’avortements clandestins, ou d’euthanasies en France ou dans les pays où elle n’est pas dépénalisé, ou encore le nombre de sans-domicile-fixe.

Le cas de l’estimation des habitants du Congo et de la modification ex-post du traducteur de Stanley

En 1885, l’explorateur Stanley passe sur le fleuve Congo. De son bateau, regardant le Congo, regardant la population sur les rives, estime à 800 000 habitants le nombre de personne qu’il a vues. En fonction de règles de calcul qui lui sont propres, il décide qu’on peut extrapoler la population totale du Congo à 43 millions d’habitants. Ce chiffre se retrouve dans toutes les histoires d’Afrique.Le traducteur de Stanley trouve les calculs trop sophistiqués, il décide de diviser le nombre par près de deux. La traduction française indique donc qu’il y a 28 millions d’habitants.

En 1924, à l’époque du Congo belge, au moment où des statistiques systématiques et mathématiques sont réalisées, une population de 10 millions d’habitants est dénombrée.

Entre les trois chiffres, il y a un déficit de 20-30 millions d’habitants. Plutôt que de dire que les chiffres de Stanley n’étaient pas pertinents, un raisonnement sur l’extermination systématique des congolais entre 1885 et 1924 est appliqué ce qui tend à tenir un discours dans lequel le colonisateur est un exterminateur rien qu’en jouant sur des chiffres dont les bases sont absurdes.

Les archives indiquent le nombre exact d’européens qui se trouvaient au Congo pour ces périodes : 254 en 1886, 2511 en 1905. Donner aux chiffres une valeur non scientifique pose vraiment problème. Dans les dernières histoires du colonialisme, la solution proposée semble être une conciliation.

Le travail de l’historien est de remettre ces chiffres en perspective et de les recontextualiser, sans prendre parti.

L’instrumentalisation des sondages

Il existe aussi des chiffres bien fondés mais qui sont utilisés pour dire des choses qu’ils ne peuvent pas dire. C’est en particulier le cas des recensements et des sondages. La réponse est très souvent fonction de la question posée.
Par exemple, les inventaires de la société au XIXème siècle en Belgique. Dans les inventaires de 1870-80, un nombre très importants de femmes exercent des professions libérales. Puis, les chiffres tombent soudain. Les historiens qui ont repris les modes de calculs qu’en 1878 avaient considéré dans ce type de sondages l’ensemble des femmes qui appartenaient à des ordres religieux comme exerçant des professions libérales. Le sondage donne des chiffres qui semblent exacts, que l’on assène souvent avec un effet d’annonce mais les sondages sont réalisés sur des échantillons qui se veulent représentatifs et qui présentent une marge d’erreur (généralement indiquée).

En conclusion

La critique interne est complémentaire à la critique externe. Elle détermine la crédibilité d’un document, d’un témoignage. Elle permet d’évaluer dans quelle mesure les informations identifiées dans le document sont ou peuvent être exactes. La critique interne permet de circonscrire le contexte de production du document, son but, ses conséquences, sa représentation et son influence dans l’Histoire et dans le temps.

Sam Zylberberg
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