Introduction
L’irénologie, discipline parfois méconnue du grand public, renvoie à l’« étude de la paix » et, par extension, à l’étude des conflits et de leurs multiples ramifications dans la vie des sociétés humaines. Cette discipline est complémentaire à la polémologie, l’étude scientifique des conflits. Issue de la juxtaposition des termes grecs eirēnē (paix) et logos (discours, étude), elle s’est affirmée au fil du XXème siècle comme un champ de réflexion interdisciplinaire, à la croisée de la philosophie, de la sociologie, des relations internationales, du droit, de la psychologie ou encore de l’écologie. L’objectif fondamental de l’irénologie est non seulement de comprendre les mécanismes qui conduisent les individus, groupes ou États à la violence, mais surtout d’identifier les moyens de l’éviter ou de la réduire, et d’imaginer les conditions d’une paix durable.
Alors que le terme « paix » peut sembler évident (en tant qu’absence de guerre ou de conflit armé), l’irénologie montre justement que la notion de paix est beaucoup plus vaste et complexe. Il ne s’agit pas uniquement de faire taire les armes, mais aussi de s’attaquer aux racines profondes des violences dites « structurelles » ou « culturelles ». Les violences directes (coups, attaques, homicides, guerres classiques) ne représentent que la partie la plus visible de l’iceberg. L’irénologie s’intéresse également à tout ce qui, dans une société, reproduit ou justifie la violence (les discours de haine, la glorification de la force, la légitimation d’inégalités institutionnalisées, etc.).
Dans cet article d’introduction, nous nous pencherons d’abord sur la définition de l’irénologie et sur ses origines étymologiques et conceptuelles. Nous verrons ensuite en quoi la paix dépasse la seule absence de guerre, et comment la discipline de l’irénologie, forgée au cours du XXème siècle et institutionnalisée grâce à des pionniers comme Johan Galtung, a progressivement élargi son champ d’investigation. Enfin, nous aborderons les grandes questions que l’irénologie se propose de résoudre : l’analyse des conflits, la prévention, la gestion et la transformation, et ce au nom d’une ambition plus large que le simple silence des armes, souvent appelée « paix positive ». L’objectif est de comprendre à la fois la profondeur du concept de paix et la richesse des démarches scientifiques et pratiques qui, aujourd’hui, lui sont dédiées.
1. Définition et étymologie de l’irénologie
1.1. Racines grecques et sens moderne
Le terme « irénologie » vient, comme on l’a indiqué, du grec eirēnē (la paix) et logos (le discours savant, la raison, l’étude). On pourrait donc le traduire littéralement par « la science de la paix ». Si cette définition est claire, elle ne doit pas masquer la complexité du sujet : étudier la paix requiert de se pencher sur tout ce qui la rend possible, ainsi que sur les multiples formes de violence dont elle doit se protéger. Contrairement à certaines branches plus classiques des relations internationales — parfois centrées sur les rivalités de puissance, la dissuasion ou l’équilibre des forces —, l’irénologie adopte une perspective centrée sur la coopération, la transformation des conflits et l’émergence de solutions pacifiques à long terme.
1.2. L’idée de « science de la paix » : un héritage ancien
Bien avant la formalisation du mot « irénologie », des philosophes et des penseurs se sont interrogés sur la nature de la paix et ses conditions de possibilité. Dans l’Antiquité, par exemple, les Stoïciens mettaient en avant l’idée d’une paix intérieure, conditionnée par la maîtrise des passions et la quête de la vertu, alors que les écoles platoniciennes et aristotéliciennes réfléchissaient à l’équilibre de la cité, à la justice et à l’ordre. Les traditions religieuses monothéistes, quant à elles, ont également développé une éthique de la paix, qu’il s’agisse du « shalom » dans le judaïsme, de l’amour du prochain dans le christianisme ou de la justice et de la miséricorde dans l’islam. L’Orient aussi, avec par exemple l’hindouisme et le bouddhisme, a mis l’accent sur la non-violence ou la compassion universelle, servant de terreau à des penseurs comme Gandhi au XXème siècle.
Cependant, l’idée de « science » appliquée à la paix naît beaucoup plus tard, lorsque les guerres mondiales et la menace nucléaire ont rendu urgente la création d’un champ de recherche spécifique, susceptible d’offrir une base conceptuelle solide à des politiques de désarmement, de diplomatie, de prévention et de résolution des conflits. Dans les années 1950-1960, des universitaires se réunissent pour fonder des instituts consacrés spécifiquement à la « Peace Research » (recherche sur la paix), essentiellement en Europe du Nord et en Amérique du Nord, puis dans le reste du monde. C’est dans ce contexte que la notion d’irénologie prend corps.
2. La paix au-delà de la simple absence de guerre
2.1. De la paix négative à la paix positive
L’une des grandes contributions de l’irénologie est d’avoir clairement distingué entre « paix négative » et « paix positive ». La paix négative se définit comme l’absence de guerre ou de violence directe : c’est, par exemple, la situation d’un pays où il n’y a pas de conflit armé déclaré. Si cet état est évidemment préférable à la guerre, il reste précaire et peut masquer des injustices importantes, des tensions non résolues ou des discriminations systémiques. À l’inverse, la paix positive englobe toutes les conditions qui permettent aux individus et aux communautés de vivre dans la justice, la coopération, l’égalité et la dignité. Ainsi, éliminer la guerre est une condition nécessaire, mais pas suffisante pour bâtir une société pacifique.
2.2. Les trois formes de violence : directe, structurelle, culturelle
Le chercheur norvégien Johan Galtung, considéré comme l’un des pères de l’irénologie, a proposé une typologie célèbre distinguant trois formes de violence :
- Violence directe : la guerre, les attaques, les coups, les meurtres, bref tout acte physique ou verbal infligeant un dommage manifeste à autrui.
- Violence structurelle : inhérente à l’organisation d’une société qui maintient certaines populations dans l’inégalité, la pauvreté ou la discrimination. Cette forme de violence ne se voit pas directement comme une bombe ou un coup, mais elle génère des souffrances réelles (faim, exclusion sociale).
- Violence culturelle : l’ensemble des idéologies, mythes, croyances, discours, traditions qui légitiment ou banalisent les deux premières formes de violence. Par exemple, la glorification de la force, le nationalisme extrême, ou encore l’idée selon laquelle certaines catégories de personnes « méritent » leur sort.
L’irénologie, en s’appuyant sur cette analyse, considère que pour parvenir à une paix positive, il faut s’attaquer aux violences structurelles et culturelles, et pas seulement mettre fin à la violence directe.
3. L’institutionnalisation de l’irénologie au XXème siècle
3.1. Le contexte géopolitique : guerres mondiales et guerre froide
Le XXème siècle a été marqué par deux guerres mondiales d’une ampleur inédite, ainsi que par la menace permanente d’une confrontation nucléaire entre les États-Unis et l’URSS durant la guerre froide. C’est dans ce climat que se sont multipliés les appels pour que la paix devienne un objet d’étude académique à part entière. L’idée était de dépasser les approches traditionnelles en relations internationales, souvent focalisées sur la puissance, la dissuasion, l’équilibre stratégique, pour s’intéresser aux moyens d’éviter la guerre, de résoudre pacifiquement les litiges, et d’instaurer des formes de coopération internationale capables de prévenir de nouvelles catastrophes.
3.2. Johan Galtung et les Peace Studies
Johan Galtung, né en 1930, est l’une des figures fondatrices des Peace Studies. Il crée en 1959 le PRIO (Peace Research Institute Oslo) et fonde ensuite la revue Journal of Peace Research. C’est lui qui popularise l’idée de distinguer la « paix négative » et la « paix positive », ainsi que la typologie des violences mentionnée plus haut. Son travail marque un tournant : la paix devient un objet de recherche à part entière, avec des concepts, des méthodes, des revues spécialisées et un dialogue interdisciplinaire permanent (sociologie, science politique, psychologie, économie, etc.).
3.3. Les Peace Studies dans le monde
À partir des années 1960-1970, des départements universitaires consacrés à l’étude de la paix et des conflits (Peace and Conflict Studies) voient le jour aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Scandinavie, puis dans d’autres régions du monde (Japon, Canada, etc.). Des ONG, des fondations et des think tanks (Carnegie Endowment for International Peace, Stockholm International Peace Research Institute, etc.) multiplient les recherches et les initiatives pour promouvoir le désarmement, la résolution pacifique des litiges, le développement et la justice sociale. L’irénologie bénéficie donc d’un ancrage institutionnel de plus en plus large, jusque dans les années 1990-2000, où l’on observe une diversification thématique : inclusion du genre (féminisme et paix), de l’écologie (éco-irénologie), du numérique, etc.
4. Les grandes questions de l’irénologie
4.1. Comprendre les causes des conflits
La première grande question que se pose l’irénologie est : « Pourquoi les conflits naissent-ils ? » Au-delà des analyses classiques en relations internationales (intérêts nationaux, territoires, ressources), l’irénologie s’intéresse aux causes structurelles (pauvreté, inégalités, discriminations) et culturelles (idéologies violentes, mythes nationalistes, préjugés) qui alimentent la dynamique conflictuelle. L’idée est qu’un conflit ne tombe pas du ciel : il se prépare souvent en amont, par des frustrations accumulées, des injustices qui s’aggravent, ou encore la diffusion de discours de haine.
4.2. Éviter l’escalade : prévention et diplomatie
Une deuxième préoccupation essentielle est de déterminer comment prévenir l’escalade d’un conflit. Avant même que la violence éclate, peut-on détecter des « signaux d’alerte précoce » ? Peut-on recourir à la diplomatie préventive, à la médiation ou à des actions de la société civile pour désamorcer la crise ? L’irénologie propose des instruments (conseils de paix, dialogues intercommunautaires, missions d’observation, alarmes précoces, etc.) pour intervenir en amont, évitant ainsi une guerre coûteuse en vies humaines et en ressources.
4.3. Résoudre et transformer les conflits
Quand la violence est déjà là, l’irénologie s’intéresse aux moyens de la faire cesser et de guérir les traumatismes. Cela recouvre :
- La négociation ou la médiation entre belligérants.
- Des cessez-le-feu, des accords de paix, assortis de garanties.
- La « justice transitionnelle » dans les phases post-conflit : jugements, commissions Vérité et Réconciliation, réparations pour les victimes.
- La réconciliation au sens large : efforts pour retisser des liens sociaux et reconnaître le passé, afin d’éviter la répétition du cycle de la vengeance.
4.4. Construire une paix durable : la « paix positive »
Enfin, l’irénologie ne se contente pas de stopper la violence, elle cherche à instaurer les bases d’une société juste et stable où la guerre ne serait plus la solution aux différends. Cela suppose un travail sur les institutions (création d’institutions démocratiques, lutte contre la corruption, protection des minorités), l’économie (réduction des inégalités, développement équitable) et la culture (éducation à la non-violence, promotion de la tolérance et du dialogue). C’est ainsi que l’on passe d’une « paix négative » (fin des combats) à une « paix positive » (justice, équité, reconnaissance mutuelle).
5. L’irénologie, un champ interdisciplinaire et pratique
5.1. Convergence des disciplines
L’irénologie est, par nature, un champ interdisciplinaire. Un conflit n’est jamais réductible à un seul facteur (par exemple économique) : il mélange des dynamiques politiques, sociologiques, psychologiques, culturelles, historiques, voire écologiques. Pour analyser un conflit et concevoir des solutions, il faut donc mobiliser à la fois :
- Les relations internationales (pour la dimension État vs État, la diplomatie, les organisations internationales).
- La sociologie (pour comprendre la structure sociale, les inégalités, les dynamiques de groupe).
- La psychologie (traumatismes, émotions collectives, manipulation, discours de haine).
- L’économie (partage des ressources, extraction minière, dépendance financière).
- Le droit (justice transitionnelle, droits humains, légalité internationale).
- L’écologie (conflits liés à l’eau, à la biodiversité, au changement climatique).
5.2. Dimension pratique et recherche-action
Contrairement à certaines disciplines plus purement spéculatives, l’irénologie se caractérise par une volonté de déboucher sur des solutions concrètes. La recherche-action est privilégiée : les chercheurs collaborent avec des ONG, des associations locales, des organismes internationaux, des médiateurs professionnels pour concevoir des programmes de prévention, de résolution ou de reconstruction post-conflit. Ainsi, l’irénologie se nourrit des retours d’expérience du terrain autant qu’elle enrichit la pratique par son cadre conceptuel.
5.3. Un souci éthique
Étant donné que l’irénologie est tournée vers la réduction de la souffrance humaine et la promotion de la dignité, elle implique aussi une réflexion éthique. Comment intervenir dans un conflit sans prendre parti ? Comment respecter l’autonomie des populations locales ? Quels sont les principes directeurs pour mener un travail de médiation équitable ? L’irénologie met en avant la solidarité, la justice et la reconnaissance réciproque des identités comme fondements de son action et de son éthique.
6. Défis et perspectives
6.1. Nouvelles formes de conflit
Le paysage des conflits a évolué depuis la fin de la guerre froide. On voit émerger des guerres civiles prolongées, des groupes terroristes transnationaux, des conflits dits « hybrides », qui mêlent guerre conventionnelle, cyberattaques, propagande médiatique. L’irénologie doit donc constamment adapter ses grilles de lecture aux formes nouvelles de violence, et développer des outils idoines pour y faire face.
6.2. Prise en compte des enjeux environnementaux
L’éco-irénologie est un sous-champ en plein essor, car le changement climatique et la pression sur les ressources naturelles (eau, terres agricoles, minerais rares) sont de plus en plus perçus comme des facteurs clés de tensions. Les conflits dits « environnementaux » ou « écologiques » ont un impact considérable sur la stabilité internationale. L’irénologie se doit donc d’intégrer pleinement la dimension écologique : comment coopérer pour préserver les bassins fluviaux transfrontaliers ? Comment protéger des écosystèmes fragiles sans léser les populations locales ? Comment gérer les flux de migrants climatiques ? Autant de questions émergentes.
6.3. Féminisme et question de genre
Autre défi majeur : la prise en compte des inégalités de genre et de la spécificité des violences faites aux femmes dans les conflits. Les féministes ont souligné la sous-représentation des femmes dans les processus de paix, alors même qu’elles subissent de plein fouet les guerres (viols de masse, déplacements forcés, responsabilités accrues dans la survie des familles). L’irénologie s’enrichit donc des approches féministes qui plaident pour une participation équitable des femmes dans la négociation, la médiation et la reconstruction, ainsi que pour une transformation des rapports de pouvoir et des stéréotypes genrés qui légitiment la violence.
6.4. Évolution des institutions internationales
Les institutions internationales (ONU, cour pénale internationale, organisations régionales) sont souvent critiquées pour leur lenteur ou leur manque d’autorité. L’irénologie se penche sur les possibles réformes ou améliorations de la gouvernance mondiale, afin de rendre la diplomatie plus réactive et plus efficace, notamment dans la prévention des conflits. Les tentatives de création de mécanismes d’alerte précoce, d’équipes de médiation spécialisée, ou de forces d’interposition plus légitimes font partie des pistes d’amélioration.
Conclusion
L’irénologie est donc un champ vaste, complexe et en constante évolution, complémentaire à la polémologie, qui cherche à aller au-delà de la simple suppression de la violence physique pour atteindre une « paix positive », fondée sur la justice et l’équité. Née des tragédies du XXème siècle et de la volonté de scientifiques, de philosophes, de sociologues ou de diplomates de tirer des leçons concrètes de ces expériences traumatisantes, elle s’est institutionnalisée à travers des programmes de recherche, des ONG, des missions sur le terrain. Elle se veut résolument interdisciplinaire, éthique et pratique, mettant l’accent sur la prévention, la résolution pacifique et la consolidation d’une paix durable.
Aujourd’hui, l’irénologie fait face à des enjeux globaux inédits : conflits asymétriques, cyber-guerres, crises environnementales majeures, flux migratoires de grande ampleur. Pour y répondre, elle doit poursuivre ses réflexions et innover dans les modes d’analyse et d’action. Dans la mesure où la paix n’est pas un état figé, mais un processus qui se construit et se défait sans cesse, l’irénologie propose de considérer la paix comme un horizon, un objectif permanent à (re)négocier au sein des sociétés et entre les nations. Elle rappelle également que ce but, bien que difficile à atteindre, n’est pas un simple idéal : des milliers d’initiatives locales et globales, de négociations réussies, de programmes de désarmement et de réconciliation prouvent qu’il est possible de réduire la violence. L’enjeu est de taille, puisqu’il en va non seulement de la survie de nombreuses populations affectées par les guerres, mais aussi de la qualité de nos institutions, de nos valeurs collectives et de notre destin commun sur une planète de plus en plus connectée et interdépendante.
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