Introduction
L’irénologie, entendue comme la science de la paix, constitue un champ interdisciplinaire évoluant au gré des changements globaux : mutations technologiques, crises environnementales, nouveaux acteurs non étatiques, polarisation politique, etc. Malgré des avancées notables en matière de négociation, de justice transitionnelle ou de peace education, de nombreux défis restent à relever. L’enjeu actuel n’est plus seulement de mettre fin aux guerres “classiques”, mais de construire un ordre mondial préservant la dignité et la sécurité humaines face à des menaces protéiformes (conflits intra-étatiques, cyberattaques, terrorisme, pénuries de ressources, montée des populismes).
Dans cet article, nous nous focalisons sur les perspectives à moyen et long terme pour l’irénologie. Nous commencerons par explorer la tendance à une plus grande transversalité entre les peace studies et d’autres disciplines (neurosciences, écologie, féminisme, économie comportementale, etc.). Nous verrons ensuite comment la participation citoyenne et la recherche-action prennent de l’ampleur, plaçant les communautés au cœur de la conception des projets de peacebuilding. Nous aborderons également le rôle potentiel d’une gouvernance globale repensée, plus inclusive. Enfin, nous évoquerons l’idée d’une “culture de la paix” renouvelée, que certains envisagent comme une transformation radicale des valeurs, des institutions et des pratiques internationales. En filigrane, on notera comment la polémologie, qui a longtemps étudié la guerre sous ses multiples facettes, peut être mobilisée pour anticiper et désamorcer de nouvelles formes de violence, dès lors qu’une volonté collective s’en empare.
1. Vers une interdisciplinarité renforcée
1.1. Dialogue avec les neurosciences et la psychologie
La compréhension des mécanismes de la violence, qu’elle soit collective ou individuelle, a largement bénéficié des apports de la psychologie sociale ou des études sur la radicalisation. Mais on constate un intérêt croissant pour les neurosciences, qui peuvent éclairer les processus de peur, d’empathie ou d’endoctrinement. Des recherches indiquent, par exemple, comment le stress chronique influe sur la capacité d’un individu ou d’un groupe à prendre des décisions rationnelles. Des expériences montrent que la communication non violente est plus efficace quand elle tient compte des biais cognitifs et émotionnels.
L’irénologie pourrait ainsi tirer parti d’expérimentations dans les laboratoires de neurosciences, notamment sur la reconnaissance de l’Autre, la plasticité cérébrale permettant de modifier ses préjugés ou sa propension à la violence. On imagine des programmes de “dépolarisation” ou de “restauration de la confiance” basés sur des mises en situation virtuelles ou sur la stimulation d’états empathiques. Évidemment, ces pistes suscitent des questions éthiques (limites de l’ingénierie sociale, respect du libre arbitre, etc.), mais elles ouvrent des voies prometteuses pour la prévention de la violence et la reconstruction de liens sociaux après un conflit.
1.2. Économie comportementale et incitations à la paix
De même, l’économie comportementale propose des stratégies d’“incitation” (nudges) pour modifier en douceur les comportements collectifs. Si un État ou une communauté adopte des règles simplifiées, des systèmes de récompense ou des pénalités symboliques pour encourager la coopération et la peaceful coexistence, on pourrait limiter certains abus ou crimes. Par exemple, dans une ville en proie à des gangs, on peut imaginer un système de bonus financiers ou de reconnaissance sociale pour les groupes qui renoncent à la violence et participent à la consolidation des infrastructures locales.
L’irénologie, en intégrant ces outils d’incitation, doit toutefois veiller à ne pas minimiser les causes structurelles (pauvreté, marginalisation, discrimination). Les nudges ne changent pas la société de façon profonde, mais ils peuvent aider à amorcer une transformation plus globale. Un exemple concret serait la mise en place de “budget participatif” post-conflit, où la population choisit quels projets de peacebuilding financer, créant ainsi un sentiment d’appropriation et de responsabilité commune.
2. Recherche-action et participation citoyenne
2.1. Place croissante de la recherche-action
La recherche-action vise à associer directement les chercheurs et les acteurs de terrain (ONG, associations locales, leaders communautaires) dans la définition et la mise en œuvre de projets de paix. Contrairement à une posture académique distanciée, l’objectif est de co-construire les diagnostics, les programmes de mediation, les actions de justice transitionnelle, en recueillant en continu des données et des retours pour ajuster le dispositif. Cette approche s’est révélée fructueuse dans plusieurs contextes, car elle réduit la méfiance envers les experts extérieurs et encourage une appropriation locale des solutions.
Les peace studies adoptent de plus en plus cette méthode, d’autant qu’elle est compatible avec le mouvement de “décolonisation” du savoir. On reconnaît que la population concernée par un conflit dispose de connaissances, de compétences et de traditions de résolution qui peuvent être mises au service de l’action collective. Les chercheurs étrangers deviennent facilitateurs, plutôt que prescripteurs. Cela contribue à renforcer la légitimité des démarches de peacebuilding et à diversifier les perspectives théoriques, s’écartant d’un universalisme parfois trop simplificateur.
2.2. Implication des jeunes et des femmes
Un autre axe d’évolution touche à l’implication des catégories sociales souvent marginalisées dans les processus de paix. Les femmes, déjà mises en avant par la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU (2000), voient leur rôle reconnu non seulement dans la negotiation ou la mediation, mais aussi dans la reconstruction post-conflit, la gouvernance locale, la prise de décision institutionnelle. Les recherches montrent qu’une présence féminine significative à la table des négociations accroît la durabilité des accords, car les revendications sociales et la dimension de la justice s’y trouvent mieux intégrées.
Parallèlement, l’irénologie commence à s’intéresser aux initiatives des jeunes, qui peuvent être à la fois vecteurs de violence (gangs, radicalisation) et promoteurs du changement (mouvements pour le climat, collectifs citoyens, etc.). Des programmes de “leadership juvénile pour la paix” se multiplient, où l’on forme les jeunes aux compétences de communication non violente, de gestion de projet, de sensibilisation interculturelle. Le pari est que les générations futures bâtiront des relations moins empreintes de stéréotypes et de résidus de haine, pourvu qu’on leur en donne les moyens.
3. Gouvernance globale et réformes institutionnelles
3.1. Rôle potentiel d’une gouvernance mondiale repensée
Les organismes internationaux traditionnels (ONU, institutions de Bretton Woods, organisations régionales) peinent à gérer la complexité des conflits modernes, et subissent parfois des blocages géopolitiques (veto au Conseil de sécurité, rivalités des grandes puissances). Plusieurs voix plaident pour une réforme profonde de la gouvernance mondiale, par exemple en élargissant la composition du Conseil de sécurité ou en créant des mécanismes plus démocratiques de décision planétaire. D’aucuns proposent la création d’assemblées transnationales, ou un renforcement des cours internationales (comme la Cour pénale internationale) pour juger les crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
L’irénologie s’interroge sur la faisabilité de telles réformes, sachant que les États sont jaloux de leur souveraineté. Il est néanmoins clair que certains enjeux (pandémies, crises climatiques, cybersécurité, criminalité transnationale) exigent une approche collective. Les peace studies soulignent qu’une plus grande légitimité et efficacité des institutions globales contribuerait à la prévention des conflits, en offrant des espaces de négociation crédibles et en sanctionnant plus efficacement les agressions ou les viols massifs des droits humains. Mais la mise en place d’une “gouvernance globale” réellement inclusive bute sur des obstacles politiques et culturels considérables.
3.2. Articulation local-global : penser la subsidiarité
Même si l’on parvient à réformer l’ONU ou à instaurer de nouvelles instances, la paix se construit souvent au niveau local, dans les villages, les villes, les régions. Les peacebuilding processes réussis combinent donc des soutiens internationaux (expertise, financement, garantie de sécurité) et un ancrage local (structures de gouvernance participative, conseils de paix, comités interreligieux, etc.). Ce principe de subsidiarité invite à déléguer au niveau local tout ce qui peut être géré localement, en réservant aux échelons supérieurs le traitement des enjeux transnationaux (règlement de différends frontaliers, régulation d’internet, etc.).
L’avenir de l’irénologie passe peut-être par une meilleure coordination entre municipalités et institutions mondiales, d’où la mise en réseau de “villes pour la paix”, ou l’essor de transnational city diplomacy, où des maires négocient directement des partenariats pour réduire les tensions, échanger des bonnes pratiques, faire pression sur leurs gouvernements nationaux. Cette configuration horizontale est plus fluide, mais aussi moins normée, ce qui peut entraîner des disparités de résultats.
4. Culture de la paix : évolution des mentalités et des valeurs
4.1. Changement culturel : au-delà des accords formels
Signer un accord de paix ne suffit pas à éradiquer la haine ou les stéréotypes. Il faut un travail profond sur les représentations, l’éducation, la mémoire collective. Les peace studies insistent de plus en plus sur la notion de “paix culturelle” : la manière dont les films, la littérature, les réseaux sociaux, les discours politiques, l’enseignement de l’histoire peuvent promouvoir des récits inclusifs, la reconnaissance de la diversité, l’empathie envers l’Autre. Cette démarche vise à contrer la glorification de la violence (films militaristes, exaltation de la vengeance) ou la banalisation des discours de haine.
Les projets de peace education s’attachent donc à renouveler les programmes scolaires, à introduire des cours de mediation ou de discussion interculturelle, à encourager la participation démocratique des élèves. De même, des initiatives culturelles (festivals, expositions, arts collectifs) rassemblent des communautés autrefois antagonistes dans des processus créatifs et cathartiques. L’idée est que la paix ne se limite pas à une question d’élites diplomatiques ; elle doit imprégner le tissu social.
4.2. Influence des religions et des philosophies spirituelles
Historiquement, plusieurs religions ou courants spirituels valorisent la non-violence, comme la tradition ahimsa dans l’hindouisme et le jaïnisme, ou la “voie moyenne” dans le bouddhisme, le commandement d’amour du prochain dans le christianisme, la miséricorde en islam, etc. Au XXIème siècle, certains courants religieux se radicalisent, mais d’autres s’investissent dans des projets de peacebuilding, mettant à profit leur autorité morale pour rassembler les fidèles autour de la réconciliation, de la solidarité et du respect mutuel.
Les rencontres interreligieuses, les déclarations communes entre dignitaires, la diplomatie discrète de chefs spirituels ou l’organisation de services confessionnels mixtes peuvent contribuer à apaiser les tensions. Les peace studies observent ces dynamiques avec intérêt : quand les leaders religieux œuvrent ensemble, ils peuvent peser sur la perception des fidèles. Cependant, il faut éviter la naïveté : la religion peut également être instrumentalisée pour justifier la guerre ou maintenir des dominations. La clé réside dans la construction d’interprétations pacifiques et inclusives des textes sacrés.
5. Emancipation, innovation et limites
5.1. Emancipation politique et “bottom-up peace”
Un courant de l’irénologie plaide pour un renforcement des initiatives de la base, dites bottom-up, qui prétendent se libérer du carcan national ou des tutelles internationales souvent politisées. Il s’agit de mouvements citoyens, de coalitions d’associations, de réseaux transnationaux de femmes ou de jeunes, qui organisent des dialogues, des campagnes de justice, des événements culturels pour rapprocher des communautés. Ces acteurs s’affranchissent partiellement des intérêts d’État, voire de la logique classique de la polémologie axée sur la puissance et la stratégie militaire, pour expérimenter de nouvelles formes de résilience et de solidarité.
Ces expériences, parfois modestes, peuvent toutefois avoir un impact local considérable et démontrer que la paix peut naître de la société civile elle-même, sans attendre une solution imposée par un accord diplomatique. C’est ce que certains nomment la peace from below, où les changements de pratiques et de mentalités finissent par créer une pression sur les décideurs. Toutefois, ces mouvements doivent faire face aux résistances des élites (économiques, politiques) et au manque de ressources, ce qui les contraint à nouer des alliances avec des ONG internationales ou des philanthropes, non sans risque de récupération.
5.2. Innovations technologiques de la paix
Paradoxalement, la même révolution numérique qui sert à la cyberguerre ou à la désinformation peut aussi promouvoir des applications de peace tech : plateformes de early warning, où les citoyens signalent en temps réel des violences imminentes, applications favorisant la mediation en ligne, crowdsourcing pour documenter les violations des droits humains, etc. Des ONG ou des start-up développent des logiciels de cartographie participative, permettant de visualiser les zones à risque et de coordonner des interventions préventives.
En outre, les médias sociaux peuvent être détournés de la propagande haineuse au profit de campagnes de sensibilisation, de cercles de dialogue interculturel, ou d’initiatives visant à humaniser l’Autre (témoignages, blogs partagés). Les hackathons pour la paix se multiplient, réunissant ingénieurs, activistes et médiateurs pour concevoir des solutions numériques facilitant la confiance et la coopération. Bien sûr, la technologie n’est jamais neutre : selon l’usage et la gouvernance qui en sont faits, elle peut soutenir ou saboter les efforts de paix.
5.3. Limites structurelles
Malgré l’euphorie autour de ces innovations et d’un éventuel renforcement de la gouvernance globale, il ne faut pas sous-estimer les freins structurels : rivalités géopolitiques (entre grandes puissances), poids du complexe militaro-industriel, intérêts économiques liés à l’exploitation de ressources, inerties culturelles et stéréotypes, etc. Les chercheurs en peace studies reconnaissent qu’il existe une forme de “marché de la sécurité” où la militarisation reste un business florissant, et où la vente d’armes sape les efforts de diplomatie préventive.
De plus, la complexité des conflits hybrides rend difficile l’identification claire des responsabilités, ce qui peut encourager la multiplication de “guerres de basse intensité” ou d’actions de sabotage sans revendication. Les efforts de l’irénologie se heurtent parfois à la realpolitik : tant que l’avantage stratégique ou économique de la guerre prime pour certains acteurs, les institutions de paix peinent à imposer une autre logique.
Conclusion
Les perspectives futures de l’irénologie dessinent un paysage contrasté, où se conjuguent innovations et obstacles. La discipline cherche à élargir ses fondements théoriques (dialogue avec les neurosciences, l’économie comportementale, l’écologie), à pousser plus loin la recherche-action et l’implication citoyenne, tout en réfléchissant à une gouvernance internationale plus efficace. Elle s’enrichit des initiatives locales et des projets de “culture de la paix”, à la fois dans le secteur éducatif, les social media ou les arènes politiques. Dans ce parcours, la polémologie peut aider à comprendre les ressorts stratégiques de la violence, mais l’irénologie insiste sur la transformation pacifique des structures et des mentalités, au-delà de la simple dissuasion.
Au final, l’enjeu est de taille : éviter les guerres, désamorcer les haines, protéger l’environnement, lutter contre les crises sanitaires ou migratoires, et créer les conditions d’une “paix positive” où la justice sociale et la dignité humaine seraient garanties. Les approches que nous avons évoquées — interdisciplinarité accrue, participation locale, gouvernance plus inclusive, reconversion du numérique en outil de dialogue — montrent que l’irénologie ne reste pas figée dans les modèles passés. Elle se veut adaptative, cherchant à inventer de nouvelles formes de peacebuilding capables de répondre à la fluidité et à la complexité du monde actuel. Certes, de nombreuses limitations persistent, et la coexistence de logiques militaristes ou nationalistes demeure un frein. Mais la dynamique de l’irénologie, portée par des chercheurs, des militants, des communautés et des institutions diverses, confirme que la volonté de paix reste vive et créative, malgré les tumultes géopolitiques. Si l’on parvient à articuler ces efforts dans des alliances transversales, il est possible d’esquisser des parcours concrets vers une humanité moins sujette à la violence et plus engagée dans la coopération.
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