Introduction
L’irénologie, qui se consacre à l’étude de la paix et des moyens de prévenir ou de résoudre les conflits, dialogue en permanence avec plusieurs courants intellectuels hérités des sciences sociales et des relations internationales. Parmi ces courants, on trouve diverses théories – réalisme, libéralisme, constructivisme, féminisme, écologie politique, approches post-coloniales – qui permettent de décrypter les causes et les dynamiques de la violence, mais aussi de concevoir des stratégies de peacebuilding. C’est dans l’entrelacs de ces perspectives que l’irénologie puise ses outils conceptuels pour comprendre comment et pourquoi un conflit survient et, surtout, comment faire en sorte de le désamorcer ou de l’éviter.
Le but de cet article est de présenter les grandes approches théoriques mobilisées par l’irénologie, en montrant leurs apports respectifs et leurs limites. Nous verrons d’abord en quoi la discipline des relations internationales (sous l’angle du réalisme, du libéralisme et du constructivisme) a longtemps dominé la réflexion sur la guerre et la paix, sans pour autant épuiser l’étendue du phénomène. Nous aborderons ensuite les perspectives féministes et écologiques, qui ont renouvelé de manière décisive la conceptualisation de la violence et de la sécurité, y compris dans le cadre des peace studies. Nous conclurons sur la nécessité de croiser toutes ces approches pour saisir la pluralité des conflits contemporains, depuis les affrontements armés classiques jusqu’aux nouvelles formes de violence (cyber, économique, environnementale).
1. L’apport des relations internationales à l’irénologie
1.1. Réalisme et compétition pour la puissance
Le réalisme est l’un des courants les plus anciens et influents en relations internationales. Il postule que les États, acteurs principaux de la scène internationale, agissent dans un environnement anarchique où chaque entité doit assurer sa propre survie. Les États sont considérés comme rationnels et motivés par leur intérêt national, généralement défini comme la quête de sécurité et de puissance. La guerre est perçue comme un phénomène récurrent, voire inévitable, tant que les rapports de force demeurent instables ou que les intérêts des grandes puissances se heurtent.
Dans cette optique, la paix naît souvent d’un équilibre de la terreur (comme la dissuasion nucléaire pendant la guerre froide) ou d’une hégémonie imposée par un acteur dominant. Le réalisme, en tant que théorie, éclaire certains conflits où la logique des alliances, de l’armement, ou de la rivalité géostratégique joue un rôle déterminant (ex. la course à l’espace durant la guerre froide, la confrontation navale en mer de Chine méridionale, etc.). Du point de vue de l’irénologie, le réalisme aide à comprendre la dimension “pouvoir” d’un conflit, c’est-à-dire la manière dont l’État, souvent perçu comme garant ultime de la sécurité, décide de la paix ou de la guerre.
Cependant, le réalisme tend à négliger les facteurs intérieurs (identité, idéologie, injustice sociale) et à minimiser la possibilité d’une coopération internationale durable. Il se concentre plutôt sur la balance des forces ou les avantages tactiques, ce qui explique ses divergences avec une approche irénologique davantage portée sur la transformation des structures de violence et la promotion d’institutions ou de valeurs communes. Néanmoins, pour toute analyse de conflit impliquant des États, cette perspective reste cruciale, car elle révèle la compétition géopolitique, les stratégies de dissuasion et la difficulté de faire émerger une paix stable si les conditions de sécurité minimales ne sont pas remplies.
1.2. Libéralisme (ou idéalisme) : coopération et institutions
Le libéralisme (souvent appelé idéalisme dans le champ des relations internationales) propose une vision plus optimiste, fondée sur l’idée que la coopération est possible et qu’elle bénéficie à tous. Les libéraux mettent en avant la démocratisation, le développement du commerce, la création d’organisations internationales (ONU, OMC, FMI, etc.) et les interdépendances économiques comme autant de facteurs limitant la tentation de la guerre. Selon eux, les démocraties seraient moins enclines à se faire la guerre entre elles, car les citoyens, devant payer le coût d’un conflit, y sont généralement opposés (democratic peace theory).
Cette approche libérale rejoint une partie de la démarche irénologique, car elle reconnaît la nécessité de bâtir des institutions et des normes capables de réguler la compétition entre États. Par exemple, la Charte de l’ONU, les traités de désarmement, les conventions sur les droits humains, ou encore les mécanismes de peacekeeping onusien s’inscrivent dans une logique de coopération. L’irénologie s’appuie souvent sur cette tradition pour défendre la diplomatie préventive, le règlement pacifique des litiges par des arbitres internationaux ou la participation de la société civile aux questions de sécurité.
Toutefois, les critiques soulignent que le libéralisme peut ignorer les inégalités structurelles ou les rapports de domination économique qui persistent même dans le cadre d’institutions multilatérales. Si des États se sentent exclus ou lésés par l’ordre libéral, ils peuvent basculer dans la confrontation. Dès lors, la construction de la paix ne peut se limiter à la coopération institutionnelle sans s’attaquer aux injustices sociales ou aux discriminations massives à l’intérieur des pays.
1.3. Constructivisme : le rôle des idées et des identités
Le constructivisme, apparu de manière marquante dans les années 1980-1990, propose une approche différente. Il met l’accent sur le fait que les intérêts et les identités des États, ou des groupes en conflit, ne sont pas donnés a priori, mais se construisent à travers l’histoire, la culture, les discours et les interactions. Autrement dit, les guerres et les alliances ne dépendent pas seulement d’un calcul rationnel de puissance (réalisme) ni des institutions (libéralisme), mais aussi de la manière dont les acteurs se définissent mutuellement comme “amis” ou “ennemis”.
Pour l’irénologie, cette perspective est particulièrement précieuse, car elle montre que les conflits peuvent naître de constructions identitaires (nationalisme, exclusion d’une minorité, fabrication d’une altérité menaçante) et que la paix peut advenir si ces récits évoluent, si de nouvelles normes culturelles émergent. Les discours, les symboles, les représentations collectives deviennent des leviers de transformation. L’irénologie s’inspire du constructivisme pour souligner la nécessité de travailler sur la réconciliation symbolique, sur la déconstruction des images hostiles, ou sur l’élaboration d’un imaginaire commun valorisant la coopération. Ainsi, la paix positive implique également une reconfiguration des identités et des rôles attribués à l’Autre.
2. Approches féministes et écologistes : renouveler le regard sur la paix
2.1. Les études de genre et la non-violence
À partir des années 1970, des chercheuses et militantes féministes constatent que les conflits armés et la violence en général touchent les femmes de manière spécifique. Dans de nombreuses guerres, le viol est utilisé comme arme, et les femmes subissent une lourde charge économique et sociale en temps de conflit (prise en charge des enfants, des personnes âgées, etc.). En parallèle, elles restent largement exclues des négociations et des processus de paix.
Les approches féministes en irénologie visent donc à mettre en lumière le lien entre genre et violence : la militarisation de la société s’accompagne souvent d’une exaltation de la virilité agressive, tandis que l’exclusion des femmes des sphères de décision perpétue une vision partielle de la sécurité (centrée sur la force armée plutôt que sur la justice sociale et les besoins de base). Sur le terrain, l’implication des femmes dans la médiation ou la reconstruction post-conflit a démontré qu’elles peuvent favoriser des accords plus inclusifs et plus durables. Les études de genre invitent à transformer les rôles assignés aux hommes et aux femmes, et à reconnaître la participation féminine comme un atout pour la paix, non comme une simple concession.
2.2. Écologie et conflits : l’éco-irénologie
L’éco-irénologie se penche sur les facteurs environnementaux de la violence : raréfaction des ressources (eau, terres agricoles, forêts), changement climatique, catastrophes naturelles, pollution, etc. Elle relève que de nombreux conflits dits “ethniques” ou “politiques” recouvrent en réalité des rivalités pour l’accès à des biens naturels essentiels. De plus, la dégradation de l’environnement peut provoquer des déplacements massifs de populations, engendrant d’autres tensions. L’irénologie, en intégrant l’approche écologique, cherche à promouvoir une gestion partagée et équitable des ressources comme facteur de paix.
Les projets de coopération transfrontalière sur les bassins fluviaux (Nil, Mekong, fleuves d’Asie centrale), la création de parcs de “paix” (réserves naturelles communes à plusieurs pays), ou encore les initiatives de production d’énergies renouvelables à l’échelle régionale, constituent autant d’exemples où l’écologie et la paix se renforcent mutuellement. Dans un monde confronté à la crise climatique, l’éco-irénologie souligne que la préservation des écosystèmes et la lutte contre le réchauffement sont devenues un volet crucial de toute politique de sécurité globale.
3. Approches post-coloniales et prise en compte des inégalités structurelles
3.1. Héritages coloniaux et violences actuelles
Les approches post-coloniales rappellent que de nombreux conflits contemporains trouvent leurs racines dans l’histoire coloniale : frontières tracées arbitrairement, exploitation économique, hiérarchies ethniques mises en place par les empires, etc. Après la décolonisation formelle, des formes de néocolonialisme peuvent persister via l’économie, l’ingérence politique ou les accords de défense asymétriques. Les conflits en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud ne peuvent être compris sans analyser cet héritage.
Ainsi, l’irénologie, en intégrant cette grille de lecture post-coloniale, insiste sur la nécessité d’un “regard du Sud”, c’est-à-dire de concevoir les solutions de paix en partant des réalités locales et des priorités des populations concernées, plutôt que d’imposer des schémas issus d’institutions internationales dominées par les grandes puissances. Les approches post-coloniales convergent donc avec l’idée d’une “recherche-action” participative, où les acteurs locaux (chefs traditionnels, associations paysannes, leaders communautaires) participent à la définition des solutions.
3.2. Intersection avec la justice sociale
La paix ne peut être durable si les inégalités socio-économiques atteignent des niveaux explosifs ou si la corruption ronge les institutions d’un pays. Les approches post-coloniales, conjuguées aux perspectives marxistes ou radicales, insistent sur le fait que la violence structurelle – produite par la pauvreté, le chômage de masse, la dépendance aux multinationales, l’accaparement des terres – est tout aussi destructrice, à plus long terme, que les guerres conventionnelles. C’est pourquoi la redistribution des ressources, la reconnaissance des droits fonciers, la participation démocratique et la lutte contre l’accumulation illégitime du capital font partie des revendications d’une paix positive.
Par exemple, un accord de paix dans une région minière ne suffira pas si les communautés locales ne bénéficient pas des revenus d’exploitation et demeurent marginalisées, tandis que les élites ou les entreprises étrangères profitent de la manne. De même, un cessez-le-feu dans un État où la corruption institutionnelle sévit peut vite s’effondrer, car les groupes armés verront la poursuite de la violence comme seul moyen de survie économique. Les approches post-coloniales pointent donc l’urgence de transformations socio-économiques comme préalable à la stabilité.
4. Croisement de toutes ces approches en irénologie
4.1. Un besoin de dialogue entre théories
On voit bien que chaque approche apporte un éclairage partiel. Le réalisme insiste sur la puissance et la dissuasion, le libéralisme sur la coopération institutionnelle, le constructivisme sur les identités et les discours, le féminisme sur la dimension de genre, l’éco-irénologie sur les facteurs environnementaux, et les courants post-coloniaux sur les héritages historiques et les inégalités structurelles. L’irénologie, en reprenant ces divers courants, cherche à ne pas se cantonner à une vision unique, mais à les articuler pour saisir la complexité des conflits contemporains.
L’un des défis majeurs est d’éviter la dispersion : trop de théories accumulées sans une synthèse conduisent à un “patchwork” inutile. Au contraire, l’irénologie doit intégrer ces perspectives dans un cadre global qui permette de poser des diagnostics complets et de proposer des stratégies cohérentes. Par exemple, pour un conflit rural lié aux ressources hydriques, l’analyse combinera l’approche réaliste (effets de la compétition interétatique), l’approche libérale (quelle institution de gestion partagée de l’eau ?), l’approche constructiviste (quelles représentations culturelles entourent l’usage de l’eau ?), l’approche féministe (qui gère l’approvisionnement en eau, et comment sont traitées les femmes dans cette question ?), et l’approche éco-irénologique (impact du climat, possible coopération écologique).
4.2. L’importance de la connaissance précise du terrain
Toutes ces approches nécessitent une connaissance fine du contexte local. Les peace studies les plus abouties croisent la recherche académique et les témoignages de terrain (ONG, journalistes, militants locaux, chercheurs de la région). De nombreuses universités ou centres de recherche envoient ainsi des équipes sur place pour observer, interviewer, recouper les informations, afin d’actualiser leurs modèles théoriques. L’expérience montre qu’une théorie générale (par exemple, le réalisme) n’explique pas tout si on ne tient pas compte des facteurs identitaires, écologiques, ou genrés. L’approche de terrain, combinée aux cadres conceptuels, permet de mieux anticiper l’évolution d’un conflit et de formuler des solutions qui ne se heurtent pas à la réalité socio-culturelle.
4.3. De la théorie à la pratique : vers la résolution et la prévention
Lorsque l’irénologie passe au stade de l’action (négociations, médiations, mise en place de commissions de vérité, reconstruction des institutions, etc.), la diversité de ses approches théoriques se concrétise dans la conception d’outils adaptés :
- Médiation ciblée : faire appel à des négociateurs qui comprennent la dimension identitaire (constructivisme), les intérêts étatiques (réalisme), les mécanismes institutionnels (libéralisme) et qui intègrent la participation des femmes ou des minorités (féminisme, post-colonial).
- Justice transitionnelle : combiner des procès (élément libéral ou droit international), des commissions vérité (reconnaissance symbolique), des réparations socio-économiques (dimension post-coloniale ou marxiste) et des réformes institutionnelles (dimension de la paix positive).
- Coopération environnementale : signature d’accords transfrontaliers pour la protection d’un fleuve, politique conjointe de reforestation ou de surveillance de la pêche, etc.
En fin de compte, c’est la capacité à mobiliser plusieurs grilles de lecture qui rend l’irénologie particulièrement riche et flexible face à la diversité des conflits. Aucun conflit n’est “pur” : il implique souvent des intérêts géopolitiques, des identités forgées historiquement, des inégalités de genre, des problèmes environnementaux et des héritages coloniaux. L’irénologie, en amalgamant ces approches théoriques, ne vise pas seulement à expliquer, mais aussi à transformer les situations de violence.
Conclusion
Les approches théoriques mobilisées par l’irénologie sont multiples : héritées des relations internationales (réalisme, libéralisme, constructivisme), elles s’enrichissent de courants plus récents, comme les perspectives féministes, écologistes ou post-coloniales. Chacune met l’accent sur un aspect particulier de la réalité conflictuelle (compétition de puissances, institutions internationales, construction des identités, rapport de genre, gestion des ressources naturelles, héritage colonial), et aucune ne prétend à elle seule rendre compte de l’ensemble des facteurs à l’origine d’une guerre ou de la violence structurelle.
Cette pluralité est la force de l’irénologie, qui dialogue avec d’autres disciplines et traditions, y compris celles visant à comprendre la guerre elle-même d’une manière systématique. En combinant ces théories, on peut mieux diagnostiquer les situations de crise et élaborer des stratégies de peacebuilding plus complètes, intégrant à la fois la sécurité, la justice, la reconnaissance des identités et la préservation de l’environnement. L’irénologie se pose ainsi en “science de la paix” ouverte sur le monde, cherchant à concilier l’étude rigoureuse des conflits et l’engagement éthique pour leur dépassement, dans la perspective d’une “paix positive” vraiment globale. L’irénologie se pense avec sa discipline soeur, la polémologie.
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