Introduction
Au XXIème siècle, l’irénologie fait face à un ensemble de défis inédits qui transforment la nature des conflits et la manière de construire la paix. Certes, la fin de la guerre froide a suscité l’espoir d’un monde plus stable, mais nous avons assisté à la prolifération de conflits dits “intra-étatiques”, à la montée du terrorisme transnational, à l’émergence de guerres hybrides (mêlant affrontements classiques, cyberattaques et campagnes de désinformation) et à l’amplification des menaces écologiques. Les peace studies se doivent donc de renouveler leurs méthodes et leurs concepts pour appréhender ces évolutions et proposer des solutions adaptées.
Dans cet article, nous examinerons quelques-uns des enjeux contemporains les plus saillants, comme la révolution numérique, la crise climatique, l’évolution des conflits identitaires ou encore l’émergence de nouveaux acteurs (entreprises, non-state armed groups, etc.). Nous verrons aussi comment des approches récentes tentent de concilier la recherche universitaire, l’action de terrain et la participation citoyenne, afin de répondre au mieux aux problématiques complexes de la paix au temps de la mondialisation. Il sera également question de l’articulation entre l’irénologie et la polémologie, qui étudie depuis longtemps la guerre et ses formes changeantes, afin de comprendre comment les logiques de la confrontation peuvent être déjouées par des stratégies innovantes de peacebuilding.
1. Cyberguerre, désinformation et militarisation du numérique
1.1. Internet comme champ de bataille
La révolution numérique a profondément modifié le paysage sécuritaire. Les conflits ne se limitent plus aux espaces terrestres, maritimes et aériens : le cyberespace est désormais un champ d’affrontement de premier plan. Des États ou des groupes non étatiques peuvent mener des cyberattaques visant les infrastructures critiques (réseaux électriques, hôpitaux, systèmes bancaires), ou s’engager dans des campagnes de piratage pour voler des données sensibles. Certains types d’attaques numériques, à l’impact potentiellement dévastateur, pourraient même être considérés comme des “actes de guerre” en vertu du droit international.
Pour l’irénologie, la prise en compte de cette dimension numérique est cruciale, car elle brouille la distinction entre guerre et paix : on peut frapper un adversaire sans déclarer officiellement les hostilités, en opérant sous des identités masquées. Les technologies de l’information facilitent aussi la surveillance de masse, la censure ou la répression des opposants. De nombreuses questions se posent : comment protéger la paix si l’on ne sait même plus attribuer avec certitude l’origine d’une cyberattaque ? Quelles normes internationales pourraient dissuader ces agressions ? Peut-on envisager des traités de non-prolifération cybernétique ?
1.2. Désinformation et manipulation des opinions
Au-delà des attaques techniques, le numérique offre un terrain fertile à la diffusion de fausses informations, de rumeurs et de discours de haine. Des réseaux de “trolls”, parfois liés à des États, s’emploient à semer la discorde en amplifiant des clivages sociaux. Des plates-formes comme Facebook, Twitter ou YouTube peuvent être exploitées pour radicaliser certains groupes, diffuser des appels à la violence ou manipuler l’issue d’élections. Les frontières entre la propaganda traditionnelle et la fabrication ciblée de narratifs hostiles s’estompent.
L’irénologie s’intéresse donc de près à la question du cyberespace comme vecteur potentiel de violence culturelle. De la même façon que l’on parlait avant de “discours de haine” ou de “propagande de guerre” dans la presse traditionnelle, on assiste désormais à la multiplication d’opérations d’influence visant à façonner l’opinion publique d’un pays rival. L’éducation aux médias, la régulation des géants du numérique, la coopération internationale contre la propagation de fausses nouvelles sont autant de pistes explorées pour réduire l’escalade des tensions. Toutefois, la liberté d’expression et la souveraineté nationale compliquent la mise en place d’accords globaux.
2. Crise environnementale et nouvelles conflictualités
2.1. Conflits pour les ressources
Le changement climatique, la désertification, la raréfaction de l’eau ou des terres cultivables, la fonte des glaces et l’élévation du niveau des mers constituent des menaces majeures pour la stabilité de nombreuses régions. Dans un contexte de pénurie de ressources, des populations peuvent être contraintes de se déplacer (réfugiés climatiques), provoquant des tensions avec les communautés d’accueil. Les peace studies soulignent que ces dynamiques écologiques forment un “multiplicateur de menaces” : des conflits déjà latents peuvent dégénérer si la base économique ou agricole est compromise.
L’éco-irénologie, branche de l’irénologie, met en avant la gestion partagée des ressources naturelles, la création de mécanismes de concertation transfrontaliers (ex. bassins fluviaux, mers, forêts), le financement des politiques d’adaptation au climat, ou encore la transition énergétique comme leviers de paix. Les conflits autour du Nil, du Tigre-Euphrate ou du Mékong illustrent la difficulté de concilier souveraineté nationale et solidarité internationale. Il existe pourtant des exemples positifs (traité du fleuve Sénégal, organisation du lac Tchad) où la coopération environnementale a permis de réduire la pression sur les zones à risque.
2.2. Dimensions éthiques et justice climatique
L’irénologie s’intéresse aussi à la notion de “justice climatique”, c’est-à-dire l’idée que les pays les plus vulnérables aux effets du réchauffement sont souvent ceux qui y ont le moins contribué. Cette injustice potentielle peut alimenter des ressentiments et, in fine, des actes de violence ou de rébellion contre l’ordre mondial perçu comme inéquitable. Les migrations climatiques, l’exploitation des forêts tropicales ou des zones côtières, la concurrence pour les minerais rares nécessaires à la transition énergétique sont autant de points chauds potentiels.
La prévention de ces conflits exige de nouvelles approches combinant diplomatie environnementale, soutien financier aux pays vulnérables, réformes d’un système économique jugé extractiviste. Certains projets transfrontaliers de réserves naturelles ou de “couloirs de paix” écologiques montrent qu’il est possible de bâtir la confiance et la coopération autour de la préservation d’écosystèmes partagés. Mais ces initiatives demandent une volonté politique forte à l’échelle internationale, difficile à obtenir lorsque des intérêts économiques immédiats entrent en jeu.
3. Évolution des conflits identitaires et résurgence du populisme
3.1. Montée des populismes et polarisation politique
Depuis quelques années, on observe, dans de nombreux pays, une montée de courants populistes ou nationalistes, qui s’appuient sur un discours identitaire et la dénonciation des élites (politiques, économiques, médiatiques). Ces mouvements entretiennent parfois un climat de méfiance, voire de haine envers les minorités, les immigrés, les institutions démocratiques ou les acteurs extérieurs (organisations internationales, alliances régionales). Cette polarisation renforce les risques de tensions internes : harcèlement, violences verbales, agressions ciblées, etc. Des gouvernements populistes peuvent aussi se montrer plus enclins à recourir à la force pour résoudre leurs différends.
L’irénologie, qui prône le dialogue, la tolérance et la participation inclusive, se heurte alors à des régimes moins respectueux du pluralisme. Les peace studies soulignent la nécessité de renforcer la culture démocratique, de lutter contre la désinformation et de valoriser la cohésion sociale, pour éviter que les fractures identitaires ne se transforment en affrontements violents. Les organisations de la société civile, les mouvements citoyens, les défenseurs des droits humains ont un rôle clé dans la préservation d’un espace de discussion pacifique.
3.2. Groupes extrémistes et déradicalisation
Outre les populismes, certains groupes extrémistes (djihadistes, suprémacistes, etc.) adoptent des stratégies terroristes pour imposer leur idéologie ou semer la terreur. Les attentats perpétrés par ces mouvements se multiplient dans divers pays, alimentant la peur et les amalgames. Face à cela, l’irénologie souligne l’importance d’agir sur les causes de la radicalisation : marginalisation sociale, endoctrinement idéologique, absence de perspectives économiques, quête d’appartenance identitaire. Des programmes de deradicalization ou de prévention sont développés, mêlant approche policière (surveillance, démantèlement des filières) et interventions plus sociales ou éducatives (formation d’imams modérés, insertion professionnelle, soutien psychologique).
La polémologie, de son côté, a pu analyser la montée des insurrections globalisées et la prolifération d’armes légères ou d’explosifs artisanaux. L’irénologie, quant à elle, y ajoute un questionnement sur la réintégration des anciens extrémistes, la transformation des discours de haine, la promotion de récits alternatifs valorisant la diversité. Au fond, il s’agit de rompre la logique de “choc des civilisations” et de mettre en avant une vision plus inclusive de la sécurité et de la paix.
4. Nouveaux acteurs et nouvelles formes de violence
4.1. Rôle des entreprises transnationales
Dans le cadre de la mondialisation, de grandes entreprises (pétrolières, minières, agroalimentaires, etc.) interviennent souvent dans des zones instables, où elles exploitent les ressources naturelles ou les terres. Leur arrivée peut, selon les cas, favoriser le développement local (emplois, infrastructures) ou, au contraire, exacerber les inégalités et la corruption. Les plaintes liées à l’accaparement de terres, aux pollutions ou à la destruction de modes de vie traditionnels figurent parmi les causes de conflits.
L’irénologie s’intéresse à la notion de “responsabilité sociale des entreprises” (RSE) : si les multinationales adoptent des principes éthiques, collaborent avec les communautés locales, respectent les normes environnementales et salariales, elles peuvent contribuer à la stabilité et à la paix. À l’inverse, un comportement prédateur, ou l’appui à des milices protégeant leurs intérêts, peut alimenter une violence endémique. Les peace studies plaident pour des codes de conduite internationaux, l’implication d’ONG de défense des droits humains et une transparence accrue des flux financiers, afin de prévenir les abus.
4.2. Gangs, cartels et groupes armés non étatiques
De nombreux conflits contemporains ne se déroulent pas entre États, mais entre des groupes criminels (cartels de la drogue, gangs urbains) et les forces de l’ordre, ou bien entre groupes rivaux se disputant un territoire ou un marché illicite. Les frontières entre criminalité et insurrection politique sont parfois floues : ainsi, des factions rebelles se financent par le narcotrafic, tandis que des gangs adoptent un discours pseudo-idéologique pour justifier leur emprise.
Ces phénomènes posent un défi à la fois sécuritaire et social. Dans certaines villes d’Amérique latine, la violence des cartels dépasse celle de nombre de conflits armés “officiels”. Les stratégies purement répressives ont souvent échoué, renforçant parfois la militarisation et les violations des droits humains. L’irénologie prône, dans ce contexte, des politiques de peacebuilding urbain : programmes de réinsertion pour les jeunes, régulation de la police, réinvestissement dans l’éducation, médiation communautaire, ouverture de canaux de dialogue entre bandes rivales ou entre l’État et les cartels lorsque la dimension politique l’exige (cas de certains dialogues avec des milices en Afrique ou en Asie).
5. Nouveaux paradigmes et renouvellement de l’irénologie
5.1. Recherche-action, participation et co-construction
Depuis quelques années, une orientation forte se dessine : l’irénologie privilégie la recherche-action et la participation des communautés locales. Plutôt que d’importer un modèle de résolution depuis l’extérieur, on s’efforce de co-construire les solutions avec les acteurs du terrain (ONG locales, leaders religieux, chefs coutumiers, associations de femmes ou de jeunes, etc.). Cette démarche reconnaît la légitimité des savoirs traditionnels, le besoin d’adapter les mécanismes de médiation et de justice aux cultures spécifiques, et la nécessité d’une appropriation par la population pour assurer la durabilité.
Les peace studies insistent ainsi sur l’empowerment des communautés. Au lieu de traiter les populations comme de simples victimes ou bénéficiaires passifs, on cherche à mobiliser leurs initiatives, leur expérience, leur volonté de coopérer. Les projets de peace education (éducation à la paix) ou de dialogue participatif s’inscrivent dans cette veine, tout comme l’implication d’associations de victimes dans la définition des politiques de justice transitionnelle.
5.2. Intersectionnalité et inclusion
Un autre aspect en plein essor est l’approche intersectionnelle, qui tient compte de la multiplicité des discriminations (genre, ethnie, classe, orientation sexuelle, etc.). L’idée est que la paix ne sera pas consolidée si une partie de la population continue de subir des violences systémiques non prises en compte par les accords officiels. Par exemple, les femmes autochtones peuvent se retrouver doublement marginalisées : par le sexisme et par le racisme, ce qui impacte leur participation aux discussions de paix. L’intersectionnalité invite donc à élargir le cercle des négociations, à accueillir diverses voix et à reconnaître les vulnérabilités spécifiques pour agir efficacement.
5.3. Alliance entre recherche universitaire et terrain
Le dialogue entre les milieux universitaires (centres de peace studies, instituts de recherche) et les organisations de terrain (ONG, agences onusiennes, réseaux d’activistes) s’est intensifié. Les chercheurs produisent des analyses globales sur les causes d’un conflit, tandis que les acteurs locaux testent des pratiques innovantes de mediation ou de community policing. Des plateformes de partage d’expériences, des conférences spécialisées ou des revues en libre accès facilitent la circulation des connaissances. L’irénologie se veut ainsi ancrée dans la réalité concrète, tout en gardant un recul théorique pour évaluer l’impact des différentes approches.
6. Conclusion
Les enjeux actuels et les nouvelles dimensions de l’irénologie sont multiples : révolution numérique, crise écologique, conflits identitaires, mutations des acteurs (entreprises, gangs, terroristes), résurgence de tensions populistes, etc. Chacun de ces défis exige d’adapter les méthodes classiques de résolution de conflits, d’y intégrer des réflexions sur la cyber-sécurité, la diplomatie environnementale, la régulation du secteur privé, ou encore la construction de récits inclusifs face aux discours de haine. La discipline se nourrit en partie du cadre développé par la polémologie, qui scrute les formes changeantes de la guerre, mais elle va au-delà en mettant l’accent sur la prévention, la transformation pacifique et la justice.
Cette évolution implique un renouvellement constant des grilles d’analyse, des outils de mediation et des formes de participation citoyenne. Par exemple, la diplomacy préventive se digitalise pour détecter plus vite les signaux de tensions, tandis que l’éco-irénologie plaide pour la coopération multilatérale autour des ressources naturelles menacées. Les solutions de demain reposeront sans doute sur une approche plus horizontale et moins étatique, impliquant les communautés locales, les femmes, les jeunes, les minorités, et permettant à chacun de contribuer à la paix via des initiatives de terrain. L’irénologie, pour relever ces défis, devra consolider son caractère interdisciplinaire (collaboration avec l’informatique, la psychologie, l’écologie) et intensifier le dialogue avec les acteurs internationaux et la société civile.
Face aux nouveaux conflits hybrides, aux crises migratoires ou climatiques, l’objectif n’est pas de nier la complexité, mais d’y faire face avec une palette d’outils en perpétuelle évolution. Des recherches sur les cyberattaques aux programmes de réintégration des ex-combattants, de l’éducation à la non-violence aux mécanismes d’alerte précoce sur la déforestation, l’irénologie montre son adaptabilité. Au-delà de la théorie, elle vise à promouvoir la dignité et la sécurité humaine dans un monde de plus en plus interdépendant, où les menaces se mondialisent et nécessitent des réponses concertées.
Cette approche, mue par l’ambition d’une “paix positive” globale, doit surmonter bien des résistances et chercher des partenariats innovants. Mais les exemples récents de coopérations transfrontalières, de mouvements citoyens pour le climat ou de peace education illustrent qu’il existe une volonté grandissante de construire un ordre pacifié et respectueux des diversités, loin des schémas de guerre classique décrits par la polémologie. Ainsi, l’irénologie s’inscrit dans la longue histoire de la recherche sur la paix tout en la projetant dans de nouveaux horizons, où la technologie, l’environnement et la participation sociale jouent un rôle déterminant.
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