Principes et concepts-clefs en irénologie

Introduction

L’irénologie, qu’on peut définir comme la « science de la paix », s’est progressivement dotée d’un ensemble de concepts fondamentaux pour analyser les conflits et proposer des pistes de résolution. Ces concepts servent non seulement à éclairer les causes des guerres, des violences ou des tensions, mais aussi à formuler des approches de médiation, de prévention et de construction de la paix. À travers ces notions, l’irénologie se distingue par son ambition de dépasser le seul constat de la violence, pour embrasser les dimensions économique, sociale, culturelle et psychologique de la vie en société.

Dans cet article, nous présenterons les principaux cadres conceptuels qu’emploie l’irénologie : la distinction entre « paix négative » et « paix positive » ; la typologie des violences (violence directe, violence structurelle, violence culturelle) ; l’idée de justice transitionnelle ; la réconciliation et la tolérance comme piliers d’une paix durable ; enfin, la place essentielle de l’approche interdisciplinaire. Nous montrerons en quoi ces notions permettent une compréhension plus fine des conflits et, surtout, ouvrent des voies de sortie aux situations violentes. Nous évoquerons également, à deux reprises, le rôle de la polémologie, discipline sœur de l’irénologie axée sur l’étude scientifique de la guerre, pour comprendre les dynamiques de la violence et les enjeux de la sécurité.

Représentation figurative de l'irénologie. Image originale JeRetiens.
Représentation figurative de l’irénologie. Image originale JeRetiens.

1. Paix négative et paix positive

1.1. Définition de la paix négative

L’un des premiers apports majeurs de l’irénologie (notamment grâce aux travaux de Johan Galtung) est la distinction entre « paix négative » et « paix positive ». La paix négative désigne un état où la guerre et les violences directes (combats, meurtres, bombardements, etc.) ont cessé ou n’ont pas lieu, sans pour autant que les causes profondes de la violence aient été résolues. C’est par exemple le cas d’un pays où aucun conflit armé n’est en cours, mais où persistent des discriminations, une inégale répartition des ressources ou encore des tensions ethniques latentes.

Même si la paix négative est évidemment préférable à la guerre active (pour des raisons de protection des vies humaines et de stabilité à court terme), elle reste un état précaire. Les ressentiments, les injustices ou les déséquilibres structurels peuvent resurgir sous forme de violences ouvertes si un événement déclencheur survient (fraude électorale, crise économique, scandale politique, etc.). Dès lors, la paix négative ne constitue pas un aboutissement, mais plutôt un moment de répit fragile, qui doit être consolidé pour éviter la rechute dans la violence.

1.2. Définition de la paix positive

À l’inverse, la paix positive consiste à éliminer, ou du moins à réduire fortement, les conditions structurelles et culturelles qui alimentent la violence, tout en favorisant la coopération, la justice sociale et l’égalité des droits. Dans cette perspective, mettre fin aux hostilités militaires n’est que la première étape. Il faut également s’attacher à transformer la société, à modifier les institutions (police, armée, justice, système éducatif), à lutter contre les discours de haine et à créer un environnement où la violence n’apparaît plus comme une option “légitime” pour résoudre les différends.

La paix positive suppose un travail de longue haleine : réformes politiques (lois antidiscrimination, décentralisation), initiatives économiques (réduction des inégalités, programmes d’emploi pour les anciens combattants, etc.), actions culturelles (éducation à la non-violence, valorisation de la pluralité), etc. Elle implique aussi que les anciens belligérants ou les groupes historiquement antagonistes parviennent à une certaine forme de réconciliation ou d’accommodement durable. Ainsi, la paix positive n’est pas un état statique, mais plutôt un projet sociopolitique ambitieux, visant à éradiquer les racines de la violence pour instaurer une harmonie collective.

1.3. Complémentarité avec la polémologie

Ici, on peut noter combien l’irénologie diffère de la polémologie, laquelle se concentre plutôt sur l’étude de la guerre et de ses formes, ses causes ou ses évolutions tactiques et stratégiques. Si la polémologie (mot forgé par Gaston Bouthoul, désignant la “science de la guerre”) apporte une connaissance aiguë des mécanismes qui déclenchent ou entretiennent les conflits armés, l’irénologie privilégie l’exploration des moyens de les prévenir ou de les résoudre durablement. Néanmoins, ces deux disciplines sont complémentaires : une bonne compréhension de la logique guerrière, de la part du polémologue, peut nourrir la réflexion irénologique pour identifier les leviers de désescalade.

2. Violence directe, structurelle et culturelle

2.1. Violence directe

On parle de violence directe pour désigner les agressions physiques, les tueries, les viols, les bombardements, les blessure ou les menaces explicites. C’est la forme la plus visible de la violence, celle que l’on constate dans les conflits armés, le terrorisme, les émeutes sanglantes ou la violence interpersonnelle (coups, meurtres). Cette violence est généralement intentionnelle : un acteur (individu, groupe, État) cherche à infliger un dommage à un autre. L’irénologie s’est d’abord intéressée à cette forme de violence, car elle cause des destructions massives, des morts et des traumatismes directs.

2.2. Violence structurelle

Pourtant, la “simple” observation de la violence directe ne suffit pas à saisir l’étendue des phénomènes violents dans une société. Johan Galtung a introduit la notion de violence structurelle pour désigner toutes les formes de violence “invisibles”, inhérentes à l’organisation socio-économique et politique. Concrètement, la violence structurelle survient lorsque des institutions ou des systèmes maintiennent des populations dans la misère, la discrimination ou l’impossibilité de subvenir à leurs besoins fondamentaux (santé, éducation, accès à la justice, etc.).

Par exemple, un système de ségrégation raciale officialisé (ancien régime d’apartheid en Afrique du Sud), la marginalisation des minorités ethniques dans l’accès aux emplois et aux ressources, ou encore une économie extrême où la concentration des richesses prive une partie de la population de tout espoir de promotion sociale, sont autant de manifestations de la violence structurelle. Les décès dus à la sous-alimentation, à l’absence de soins de santé ou à l’exploitation économique relèvent de cette forme de violence, qui est moins spectaculaire que la guerre, mais tout aussi destructrice pour ceux qui la subissent.

2.3. Violence culturelle

La violence culturelle désigne l’ensemble des idéologies, croyances, traditions, mythes ou discours qui légitiment ou banalisent la violence directe et structurelle. Il peut s’agir de doctrines racistes, sexistes, nationalistes ou religieuses qui justifient la domination d’un groupe sur un autre, ou encore de récits héroïques exagérant la noblesse de la guerre. Les discours de haine, la propagation de stéréotypes déshumanisants, la glorification du martyr violent participent à cette violence culturelle.

Identifier la violence culturelle est crucial, car c’est souvent elle qui rend moralement acceptable la violence directe ou structurelle aux yeux de ceux qui la perpétuent. L’irénologie met donc l’accent sur la nécessité de déconstruire ces légitimités culturelles, via l’éducation, la promotion d’une culture de la tolérance, ou la diffusion de récits alternatifs valorisant la non-violence et la coopération.

2.4. Liens entre irénologie et polémologie

Il est intéressant de remarquer que la polémologie — étude systématique de la guerre et de ses causes, de ses formes historiques, de ses dynamiques stratégiques — a souvent axé son attention sur la violence directe (sur la façon dont les guerres se déclenchent, se déroulent et s’achèvent). Tandis que l’irénologie, en élargissant la notion de violence aux aspects structurels et culturels, a contribué à montrer comment la guerre n’est qu’un symptôme visible d’inégalités et de discours plus profonds. Polémologie et irénologie se rejoignent donc dans la compréhension des logiques de la violence, mais la deuxième va plus loin en proposant des voies de transformation sociale et de justice pour éradiquer la violence à la racine.

3. Justice transitionnelle et réconciliation

3.1. La justice transitionnelle : un ensemble de mécanismes

Lorsque le conflit prend fin ou qu’un régime violent s’effondre, la question de la gestion du passé traumatique se pose. Faut-il juger les responsables des exactions ? Les amnistier au nom de la paix ? Comment répondre aux besoins de vérité, de réparation, de mémoire ? C’est ici qu’intervient le concept de justice transitionnelle, qui regroupe un ensemble de mécanismes (juridiques, institutionnels, symboliques) pour accompagner la sortie de violence :

  • Commissions Vérité et Réconciliation : Les victimes et les bourreaux sont appelés à témoigner, afin de faire la lumière sur les crimes commis. Il s’agit parfois d’accéder à la reconnaissance officielle du préjudice, ou d’obtenir des aveux publics.
  • Procès et tribunaux spéciaux : Selon les contextes, des procès nationaux ou internationaux (Cour pénale internationale, tribunaux ad hoc) peuvent être organisés pour juger les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou actes de génocide.
  • Réparations : Symboliques (excuses officielles, monuments, journées commémoratives) ou matérielles (indemnisations, restitutions de biens).
  • Réformes institutionnelles : Démilitarisation de la police, transformation des services de sécurité, réforme de la justice pour éviter la répétition des abus.

La finalité est d’établir la confiance dans les institutions renouvelées, de reconnaître la souffrance des victimes et de poser les jalons d’une cohabitation pacifique à long terme.

3.2. Le débat amnistie vs poursuite

La justice transitionnelle soulève de délicats dilemmes. Faut-il accorder des amnisties pour encourager les belligérants à déposer les armes ? Ou doit-on absolument punir les coupables de manière exemplaire, au risque de compromettre l’accord de paix ? L’irénologie n’a pas de réponse univoque : tout dépend du rapport de force, des spécificités locales, de la volonté des populations et du type de crimes commis. Certains pays (Chili, Argentine, Afrique du Sud) ont oscillé entre amnisties générales et procès sélectifs. La leçon est que le pardon imposé “d’en haut” n’a pas toujours l’effet escompté ; la légitimité d’une transition dépend de la participation et de la reconnaissance effective des torts subis.

3.3. La réconciliation comme processus

Au-delà de la justice transitionnelle, il existe l’idée de réconciliation, qui implique que les groupes auparavant en conflit se pardonnent ou acceptent de reconstruire un lien social. La réconciliation est un processus subjectif, psychologique, émotionnel, qui ne se décrète pas. Elle suppose une volonté de comprendre l’autre, de reconnaître la part d’humanité de l’adversaire, et de réécrire l’histoire d’une manière moins polarisée. L’éducation à la paix, les dialogues intercommunautaires, la commémoration partagée des événements douloureux sont des étapes cruciales pour que la paix positive puisse s’enraciner.

4. Tolérance et culture de la paix

4.1. Tolérance : reconnaître la légitimité de l’autre

La tolérance est un principe mis en avant par de nombreux penseurs de la paix, car elle reflète la capacité à respecter et accepter la différence (religieuse, ethnique, politique) même si l’on ne la partage pas. Dans un conflit, l’absence de tolérance est souvent un facteur aggravant : la diabolisation de l’autre, la déshumanisation ou la stigmatisation rendent le compromis presque impossible. Au contraire, la tolérance promeut la coexistence pacifique : on n’adhère pas forcément aux croyances de l’autre, mais on reconnaît qu’il a le droit d’exister et de s’exprimer.

4.2. Éducation à la non-violence et promotion de la paix

L’irénologie insiste sur le rôle crucial de l’éducation dans la diffusion d’une culture de la paix. Il s’agit de former les jeunes générations à la résolution pacifique des conflits (communication non violente, écoute active, médiation), à la prise de conscience des stéréotypes et des préjugés, ainsi qu’à l’esprit critique envers les discours haineux ou bellicistes. Des programmes scolaires, des ateliers citoyens, des campagnes de sensibilisation peuvent contribuer à ancrer la tolérance et la coopération comme valeurs collectives.

La promotion de la paix se traduit également par la valorisation d’initiatives locales (commissions interreligieuses, associations de femmes pour la paix, collectifs d’anciens combattants reconvertis en médiateurs, etc.) qui, au-delà des grandes déclarations d’intentions, agissent concrètement pour retisser des liens et prévenir l’escalade. Les médias, les institutions culturelles et les leaders d’opinion ont un rôle déterminant pour véhiculer des récits et des symboles pacifiques, plutôt que de céder à la tentation du sensationnalisme ou de la rhétorique de la peur.

5. Approche interdisciplinaire de l’irénologie

5.1. Les disciplines mobilisées

L’irénologie se nourrit de multiples disciplines :

  • Relations internationales : théories du réalisme, du libéralisme, du constructivisme, etc.
  • Sociologie : analyse des rapports de domination, des identités collectives, des inégalités socio-économiques.
  • Psychologie : étude des émotions, des traumatismes, de la perception de l’ennemi, des processus de radicalisation.
  • Économie : rôle des ressources naturelles, de la pauvreté, des structures de propriété dans la genèse ou l’entretien des conflits.
  • Anthropologie : prise en compte des cultures, des croyances, des mythes fondateurs, et des modes traditionnels de résolution de conflits.
  • Droit : droit international humanitaire, droits de l’homme, justice pénale internationale, etc.
  • Écologie : compréhension des tensions autour de l’accès à l’eau, aux terres fertiles, à la biodiversité, et du changement climatique comme facteur de fragilisation sociale.

Cette pluridisciplinarité permet d’avoir une vision globale des conflits et des instruments de paix, en croisant les facteurs structurels, historiques, politiques et culturels.

5.2. Les limites de la spécialisation

Le risque, cependant, est de saucissonner l’analyse sans articuler les approches : il est donc crucial que l’irénologie maintienne un dialogue constant entre ses multiples branches et ses disciplines-sœurs (dont la polémologie). Les experts de la résolution de conflits doivent pouvoir s’appuyer sur des juristes, des économistes, des écologues ou des psychologues, afin de bâtir des solutions adaptées au terrain. Un conflit ethnique peut ainsi recéler des causes économiques (accès aux ressources), des déclencheurs politiques (marginalisation institutionnelle) et des justifications culturelles (discours de haine) qu’il faut traiter de concert.

6. Complémentarité avec la polémologie et perspectives futures

6.1. Polémologie : comprendre la guerre pour mieux construire la paix

Comme souligné plus haut, la polémologie s’intéresse de façon rigoureuse et scientifique aux dynamiques de la guerre, à ses évolutions historiques, à ses causes et à ses conséquences militaires, stratégiques ou sociales. L’irénologie s’appuie sur ces connaissances pour déterminer comment inverser la spirale guerrière et promouvoir la non-violence. Au XXIème siècle, les guerres ont changé de visage : multiplication des conflits asymétriques, implication de cyberattaques, terrorisme mondialisé, privatisation d’une partie de la violence (mercenaires, milices), etc. La polémologie, en analysant ces phénomènes, aide l’irénologie à identifier de nouveaux leviers d’action (régulation de l’industrie sécuritaire privée, négociation avec des acteurs non étatiques, etc.).

6.2. Vers de nouveaux concepts en irénologie

La réflexion irénologique continue d’évoluer. Plusieurs pistes émergent ou se renforcent :

  • L’éco-irénologie : Lien entre conflits et crise environnementale, coopération écologique comme facteur de paix.
  • La cybersécurité pacifique : Comment éviter l’escalade numérique et la militarisation de l’espace digital ?
  • Genre et intersectionnalité : Établir les spécificités de la participation des femmes, des minorités ethniques, des populations LGBTQ+ aux processus de paix.
  • Recherche-action participative : Impliquer directement les communautés locales dans la définition des solutions, pour garantir leur durabilité et leur acceptation.

6.3. Les défis persistants

Malgré l’ensemble des concepts et méthodes élaborés par l’irénologie, les conflits demeurent légion dans le monde. Le défi n’est pas seulement conceptuel, il est aussi politique : il nécessite la volonté des gouvernements, des élites économiques, des groupes armés et des populations pour mettre en œuvre des réformes structurelles, accepter la réconciliation ou stopper la course aux armements. Les approches irénologiques peuvent être perçues comme naïves ou idéalistes par ceux qui estiment que la puissance, la menace et la coercition restent les garantes de la sécurité. D’où la nécessité, pour l’irénologie, de prouver par l’exemple (études de cas, retours d’expérience) que la “paix positive” est un objectif réaliste, s’inscrivant dans la durée, et non un vœu pieux.

Conclusion

Les principes et concepts clés de l’irénologie — distinction entre paix négative et paix positive, analyse des violences directe/structurelle/culturelle, justice transitionnelle, réconciliation, tolérance, approche interdisciplinaire — constituent un socle théorique solide pour appréhender la complexité des conflits modernes. Ils révèlent que la paix n’est pas un simple état de non-guerre, mais un processus actif, exigeant la transformation des structures injustes, la déconstruction des discours légitimant la violence et la mise en œuvre de mécanismes de justice et de réparation.

En cela, l’irénologie se distingue, tout en se complétant, de la polémologie : tandis que la polémologie s’intéresse principalement à l’analyse des guerres, de leur genèse et de leurs stratégies, l’irénologie met l’accent sur la sortie de la violence, l’instauration d’une “paix positive” et la possibilité d’institutions et de cultures qui favorisent la coopération et la solidarité. Ensemble, ces deux approches offrent une vision plus globale des dynamiques conflictuelles et des voies possibles pour y mettre fin. Au XXIème siècle, entre les conflits internes, les menaces cybernétiques, les guerres pour les ressources et la persistance de discours de haine, l’irénologie devra poursuivre ses innovations conceptuelles et ses actions de terrain pour contribuer à un monde moins violent et plus juste. En fin de compte, la force de ces concepts réside dans leur capacité à éclairer les stratégies concrètes de prévention, de résolution et de transformation des conflits, en associant l’expertise de multiples disciplines et l’implication directe des acteurs locaux.

Sam Zylberberg

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