Introduction
Si la polémologie a pris forme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est en grande partie grâce à quelques figures de proue qui ont balisé le chemin. Gaston Bouthoul (1899-1980) est souvent considéré comme le “père” de la discipline, lui qui a forgé le terme et fondé l’Institut Français de Polémologie. Toutefois, d’autres penseurs, tels que Julien Freund (1921-1993) ou Raymond Aron (1905-1983), ont joué un rôle décisif dans l’élaboration et la diffusion d’une réflexion globale sur la guerre.
Dans cet article, nous présentons d’abord le parcours et les idées centrales de ces fondateurs de la polémologie, avant d’évoquer d’autres influences majeures (Clausewitz, Renouvin) et les prolongements contemporains de leurs travaux. L’objectif est de mettre en lumière la richesse intellectuelle d’une discipline qui, dès ses débuts, a tenté d’embrasser toutes les dimensions du conflit.
1) Gaston Bouthoul (1899-1980) : le « père » de la polémologie
1.1) Un pionnier au sortir de la Seconde Guerre mondiale
Né à Monastir (Tunisie), Gaston Bouthoul est formé en sociologie et en sciences économiques. Profondément marqué par les deux guerres mondiales, il estime que l’humanité ne peut se permettre de rester dans l’ignorance de ses propres mécanismes belliqueux. Il fonde en 1945 l’Institut Français de Polémologie, rattaché à la Sorbonne, dans le but de réunir des chercheurs autour de l’étude scientifique de la guerre.
1.2) Principales théories
- La démographie comme facteur de guerre : Bouthoul introduit l’idée de “démographie belligène”, c’est-à-dire la corrélation entre poussées démographiques et conflits armés. Il soutient que les excédents de population masculine, ou les déséquilibres dans la répartition de la population, peuvent accroître la propension d’une société à faire la guerre.
- L’analyse statistique des conflits : Bouthoul préconise de mesurer précisément les pertes, les coûts, la fréquence et la localisation des guerres. Il espère dégager des lois ou des tendances permettant de mieux prévoir ou éviter les conflits.
- La pédagogie de la paix : convaincu que la connaissance du phénomène guerrier peut aider à la prévention, il milite pour l’introduction de la polémologie dans les cursus universitaires.
Dans son Traité de polémologie (1951), il pose les jalons de cette nouvelle discipline : la guerre n’est pas un accident, elle obéit à des logiques sociales, économiques, psychologiques, qu’il convient d’étudier scientifiquement.
1.3) Critiques et postérité
Certains historiens militaires reprochent à Bouthoul une vision trop axée sur la démographie et la statistique, négligeant la part d’aléas politiques ou de passions idéologiques. Néanmoins, son travail pionnier a jeté les bases d’une réflexion globale sur la guerre, inspirant de nombreux chercheurs et ouvrant la voie à la polémologie telle que nous la connaissons aujourd’hui.
2) Julien Freund (1921-1993) : la sociologie du conflit
2.1) Un philosophe influencé par Max Weber et Carl Schmitt
Julien Freund est un philosophe et sociologue français qui, bien qu’il ne se revendique pas toujours de la “polémologie” au sens strict, y contribue de façon déterminante. Ses travaux sur la conflictualité politique le rapprochent du champ polémologique.
Il s’inspire de Max Weber pour l’analyse sociologique (légitimité, bureaucratie, rationalisation) et de Carl Schmitt pour la question du politique comme distinction ami/ennemi. Freund estime que l’hostilité est au cœur de la vie sociale et politique ; la guerre n’est donc pas un accident, mais une possibilité latente dès lors qu’un groupe s’oppose à un autre.
2.2) Contribution à la polémologie
- Sociologie de l’hostilité : Freund considère que l’affrontement est inhérent au politique. Il ne s’agit pas de prôner la guerre, mais de constater que toute société se définit aussi par ses ennemis potentiels.
- Critique du pacifisme naïf : pour Freund, nier la nature conflictuelle de la politique revient à se voiler la face. Les régulations de la violence (droit, diplomatie) sont utiles, mais ne suppriment pas la possibilité de la guerre.
- Dimension morale et philosophique : il insiste sur la question du “pourquoi” de la guerre, non seulement du point de vue des ressources ou des intérêts, mais aussi du point de vue des valeurs, des passions et de la volonté de puissance.
2.3) Héritage et réception
Les travaux de Freund, parfois jugés trop “réalistes” ou pessimistes, ont néanmoins enrichi la polémologie d’un socle théorique solide sur la nature anthropologique du conflit. Il démontre que l’étude de la guerre ne peut se réduire à des statistiques : elle doit intégrer une analyse profonde des mécanismes de l’hostilité et du pouvoir.
3) Raymond Aron (1905-1983) : la guerre entre sociologie et relations internationales
3.1) Le contexte intellectuel
Raymond Aron est une figure majeure de la pensée française du XXᵉ siècle. Philosophe, sociologue et spécialiste des relations internationales, il s’illustre par son refus des positions extrêmes, prônant un “libéralisme tempéré”. Son livre Paix et guerre entre les nations (1962) est un classique de la sociologie des relations internationales, souvent mobilisé par les chercheurs en polémologie.
3.2) Apports à la polémologie
- La guerre comme continuation de la politique (Clausewitz actualisé) : Aron reprend la formule clausewitzienne, mais l’adapte au monde bipolaire de la guerre froide. Il montre comment la dissuasion nucléaire modifie la logique de la guerre, rendant l’affrontement direct entre superpuissances improbable.
- Pluralité des causes : Aron souligne qu’il n’existe pas de déterminisme unique menant à la guerre. Les facteurs matériels (ressources, géographie) et idéologiques (communisme, libéralisme, nationalisme) interagissent de façon complexe.
- Le réalisme tempéré : il reconnaît la persistance de la rivalité entre États, mais plaide pour la diplomatie, la modération, la coopération internationale, afin d’éviter l’escalade vers la destruction mutuelle.
3.3) Convergence avec la polémologie
Bien qu’Aron ne soit pas le fondateur de la polémologie, ses analyses sur la guerre froide, sur la complexité des motivations d’un conflit et sur la nécessité d’étudier la politique internationale dans son ensemble ont grandement influencé la discipline. Ses écrits fournissent un cadre conceptuel pour comprendre la guerre comme un phénomène international, mêlant rapports de forces matériels et idéologiques.
4) Autres figures majeures et influences
4.1) Carl von Clausewitz (1780-1831)
Même s’il précède l’émergence officielle de la polémologie, Clausewitz reste une référence incontournable. Dans De la guerre, il affirme que la guerre est « la continuation de la politique par d’autres moyens », soulignant son ancrage dans la sphère politique. Ses réflexions sur la “montée aux extrêmes”, la dialectique attaque/défense, la définition d’un centre de gravité (Schwerpunkt) nourrissent encore la réflexion des polémologues.
4.2) Pierre Renouvin (1893-1974)
Historien français, spécialiste de la Première Guerre mondiale, Renouvin met en avant les “forces profondes” (facteurs économiques, psychologiques, sociaux) qui expliquent les conflits. Il anticipe ainsi, avant même l’apparition du terme “polémologie”, l’idée qu’une guerre ne se limite pas à un événement déclenché par un incident diplomatique. Ses travaux sur les origines de la Première Guerre mondiale inspirent la méthode pluridisciplinaire des polémologues.
4.3) D’autres héritiers contemporains
Aujourd’hui, des chercheurs comme Mary Kaldor (théoricienne des “nouvelles guerres”), Herfried Münkler (auteur des Nouvelles guerres) ou Johan Galtung (Peace & Conflict Studies) prolongent et renouvellent l’approche polémologique. Leurs travaux, bien que parfois classés sous d’autres étiquettes (études de la paix, études stratégiques), partagent avec la polémologie le souci de comprendre la complexité des causes de la guerre et d’envisager des solutions.
5) Les débats autour de la posture des grands penseurs
5.1) Neutralité vs. engagement
Un débat récurrent concerne la posture épistémologique et morale des penseurs. Bouthoul, Freund et Aron adoptent chacun des positions nuancées :
- Bouthoul tend vers une objectivation, cherchant à appliquer des méthodes statistiques et sociologiques pour étudier la guerre.
- Freund insiste sur l’inévitabilité du conflit, ce qui peut être perçu comme une forme de réalisme “froid”.
- Aron prône une forme de réalisme tempéré, reconnaissant la nécessité d’organisations internationales et de la diplomatie pour limiter la violence.
Certains critiques les accusent de légitimer la guerre en la considérant comme un fait social quasi “naturel”. D’autres estiment qu’une analyse lucide de la violence est indispensable pour espérer la contenir ou la prévenir.
5.2) L’objectivité scientifique est-elle possible ?
Il est difficile, pour un chercheur, de conserver une neutralité absolue face aux crimes de guerre, aux génocides ou aux bombardements de civils. Les polémologues peuvent être tentés de dénoncer de telles pratiques, prenant ainsi une position éthique ou politique. Cela soulève la question de la scientificité : peut-on dénoncer tout en maintenant une rigueur méthodologique ?
Les fondateurs de la polémologie, en majorité, considèrent que la science doit éclairer les mécanismes de la guerre, et que cette compréhension est un prérequis à toute forme d’action. Certains, comme Bouthoul, espèrent qu’une meilleure connaissance conduira à la prévention de la violence.
6) Héritage et prolongements
6.1) La polémologie dans les universités
Après l’élan initial de l’Institut Français de Polémologie, la discipline se diffuse dans plusieurs universités, notamment en France et en Belgique, sous forme de chaires ou de laboratoires. Toutefois, elle reste parfois éclipsée par les départements d’histoire, de science politique ou de relations internationales, qui abordent aussi la question de la guerre, mais selon des prismes différents.
6.2) Nouvelles voies de recherche
Avec la multiplication des conflits asymétriques, l’essor des cyberattaques, la menace terroriste et les problématiques environnementales, la polémologie s’est enrichie de nouveaux objets :
- Analyse des groupes terroristes transnationaux (Al-Qaïda, Daech), usage de la propagande en ligne.
- Étude de la “guerre hybride” (mélange de stratégies conventionnelles, de guérilla, de cyberattaques).
- Prise en compte des facteurs climatiques et environnementaux (accès à l’eau, changement climatique, migrations forcées).
Les chercheurs d’aujourd’hui, héritiers de Bouthoul, Freund et Aron, croisent encore plus étroitement les disciplines (géographie, climatologie, psychologie, etc.) pour saisir la complexité grandissante de la conflictualité mondiale.
Conclusion
Les grands penseurs de la polémologie — Gaston Bouthoul, Julien Freund, Raymond Aron — ont jeté les fondements d’une approche globale et multidisciplinaire de la guerre. Leurs travaux, complétés par ceux de figures comme Clausewitz ou Renouvin, dessinent les contours d’une réflexion où la guerre est envisagée comme un phénomène social total, engageant l’économie, la démographie, la politique, la culture, la psychologie collective.
Bien que chacun propose un angle spécifique (statistique et démographique chez Bouthoul, sociologie de l’hostilité chez Freund, articulation paix/guerre dans les relations internationales chez Aron), tous convergent vers l’idée que la guerre ne peut se réduire à un simple affrontement militaire. Elle est le résultat de dynamiques profondes, et seule une analyse transversale peut en révéler les racines et les mécanismes.
L’héritage de ces pionniers continue d’irriguer la recherche en polémologie, que ce soit dans les universités, les think tanks ou les institutions internationales. Face aux défis du XXIᵉ siècle (terrorisme global, guerres hybrides, risques nucléaires, conflits climatiques), la démarche initiée par Bouthoul et ses contemporains n’a rien perdu de sa pertinence. Au contraire, elle se révèle indispensable pour comprendre — et peut-être prévenir — les multiples formes que prend aujourd’hui la violence collective.