Les concepts-clefs de la polémologie

Introduction

La polémologie, en tant que discipline, vise à saisir la guerre dans sa globalité. Pour ce faire, elle mobilise un large éventail de concepts qui permettent de comprendre pourquoi et comment les sociétés entrent en conflit armé. Ces concepts-clés peuvent relever aussi bien de l’économie (causes économiques), de la sociologie (démographie, représentations collectives), de la science politique (nationalisme, idéologie) ou encore de l’histoire (guerre totale, guerres hybrides). L’ensemble de ces notions offre un cadre analytique permettant d’enquêter sur la complexité du phénomène guerrier.
Dans cet article, nous proposons d’exposer de manière détaillée les principaux concepts auxquels la polémologie recourt. Nous abordons la question des causes et facteurs de guerre, la dialectique violence/régulation, la notion de paix et ses diverses acceptions, ainsi que les formes historiques et contemporaines de conflictualité.

Image originale JeRetiens.

1) Les causes et facteurs de la guerre

1.1) Approche multifactorielle

L’une des principales forces de la polémologie réside dans son approche multifactorielle de la guerre. Plutôt que de chercher une cause unique (par exemple l’ambition d’un dirigeant, la rivalité territoriale, ou un choc idéologique), la polémologie s’intéresse à la conjonction de multiples facteurs. On retrouve classiquement :

  • Les facteurs démographiques : Gaston Bouthoul soulignait la corrélation entre poussées démographiques et tensions guerrières, évoquant la “démographie belligène”. Un surplus de population peut créer des pressions sur les ressources, exacerbées par un État cherchant à soulager ses problèmes internes via une expansion.
  • Les facteurs économiques : la quête de matières premières (pétrole, minerais), la concurrence commerciale, les disparités de développement sont souvent citées comme déclencheurs ou catalyseurs de conflits.
  • Les facteurs culturels et idéologiques : le nationalisme, le fanatisme religieux, ou tout autre type de radicalisation idéologique peuvent transformer des divergences de vues en affrontements armés.
  • Les facteurs politiques : disputes frontalières, renversements de gouvernements, interventions étrangères, jeux d’alliances (par exemple l’effet domino pendant la guerre froide) précipitent parfois la guerre.

Cette accumulation de facteurs, leur intensité et leur enchevêtrement dans un moment historique précis poussent les acteurs à considérer la violence comme une option pour atteindre leurs buts.

1.2) La “théorie des frustrations”

Parmi les nombreuses approches proposées, la théorie de la frustration-agression, développée en psychologie sociale, trouve un écho en polémologie. Elle suppose que les conflits surgissent lorsque les aspirations d’un groupe (ou d’un État) se heurtent à un obstacle apparemment insurmontable. L’agression est perçue comme une réponse à la frustration.
Dans un contexte international, cette frustration peut se manifester par la volonté de réviser les frontières, de conquérir de nouveaux espaces vitaux ou de défendre un prestige national. En ce sens, la polémologie dialogue avec la psychologie collective, afin d’identifier ce basculement qui fait passer un groupe social de la frustration à la violence organisée.

1.3) Les situations de transition ou de crise

Les périodes de transition (chute d’un empire, indépendances, etc.) ou de crise (krach économique, crise politique) sont particulièrement propices à l’éclosion de conflits. L’affaiblissement d’un État, la perte de légitimité d’un pouvoir, ou encore les aspirations d’une population auparavant dominée sont autant de leviers qui facilitent le recours aux armes.
Dans ces moments, la sécurité quotidienne et la cohésion sociale sont fragilisées. L’ordre international peut également vaciller, ouvrant la porte à des opportunités pour certains acteurs qui cherchent à redessiner les cartes.

2) Violence et régulation de la violence

2.1) Monopole de la violence légitime

Selon Max Weber, l’État détient le “monopole de la violence légitime”. Cette idée, reprise de multiples façons en science politique, repose sur le constat qu’une société stable confère à l’État la capacité d’utiliser la force (armée, police) pour faire respecter l’ordre. Or, la guerre implique la confrontation de plusieurs “monopoles de la violence” (États contre États), ou la contestation de ce monopole par des groupes rebelles ou terroristes.
La polémologie s’intéresse donc au statut de la violence : quelles sont les frontières entre la violence légitime (défense nationale, usage policier) et la violence illégitime (terrorisme, insurrection, rébellion) ? Cette distinction peut varier selon les contextes historiques et idéologiques, comme en témoignent les guerres de décolonisation, où le mouvement indépendantiste est perçu comme “légitime” par certains, et “illégitime” par d’autres.

2.2) Le rôle du droit international

Depuis le XXème siècle, le droit international cherche à encadrer la guerre, que ce soit via :

  • Les Conventions de Genève, qui protègent les prisonniers, les blessés et les civils ;
  • Les Conventions de La Haye, portant sur la réglementation des armes et les lois de la guerre ;
  • Les Nations unies, qui instaurent un cadre (théorique) pour l’usage de la force (Charte de l’ONU, Chapitre VII).

La polémologie considère ces éléments comme des tentatives de régulation de la violence collective. Si elles n’empêchent pas la guerre, elles en modifient toutefois les modalités (limitation d’armes chimiques, principes d’intervention onusienne). L’efficacité de ces mécanismes est un objet de débat : certains conflits (par ex. la guerre civile syrienne) montrent les limites de l’intervention internationale, tandis que d’autres (comme certaines opérations de maintien de la paix) démontrent un potentiel de stabilisation partielle.

2.3) La fonction des normes sociales et culturelles

La violence n’est pas seulement encadrée par des textes de loi. Elle est aussi régulée par des normes sociales (tabous, codes de l’honneur, traditions militaires) et religieuses (commandements, interdits). Par exemple, dans certaines civilisations, les femmes et les enfants ne doivent pas être directement ciblés ; dans d’autres, le concept de vengeance collective peut légitimer toute forme d’agression contre la communauté adverse.
La polémologie met donc en avant le rôle crucial de la culture et de la “perception de l’ennemi”. Des recherches montrent qu’un processus de déshumanisation du camp adverse facilite les exactions et les massacres (cf. la propagande antisémite en Allemagne nazie, ou la diabolisation de “l’ennemi impérialiste” dans certains États totalitaires).

3) La notion de paix

3.1) Paix négative et paix positive

En polémologie, la paix n’est pas un simple état d’absence de guerre, dite paix négative. La paix positive, concept popularisé par Johan Galtung (dans le champ des Peace & Conflict Studies), inclut des conditions de justice sociale, d’équité économique, de respect des droits humains, etc.
Ainsi, un pays peut être en état de “non-guerre” tout en subissant des inégalités criantes, du ressentiment ethnique ou religieux, et des tensions politiques. La polémologie ne se limite pas à dire “il n’y a pas de guerre, donc tout va bien” : elle s’intéresse à la manière dont les sociétés maintiennent ou non un ordre pacifié durable.

3.2) Les conflits gelés

Le concept de “conflit gelé” désigne des situations où un affrontement armé est suspendu, mais sans accord de paix durable. Les tensions restent vives, et la guerre peut reprendre à tout moment. On le voit par exemple en Transnistrie (Moldavie), ou dans la zone démilitarisée entre les deux Corées.
De tels conflits ne sont plus “chauds” sur le plan militaire, mais ils ne sont pas résolus pour autant. Les polémologues s’y intéressent afin de comprendre la dynamique d’escalade et de désescalade, la manière dont les populations cohabitent sous une paix de façade, etc.

3.3) Les processus de paix et de réconciliation

La polémologie offre également des outils pour analyser les processus de paix. Qu’il s’agisse d’accords de cessez-le-feu, de négociations diplomatiques, de justice transitionnelle (commissions Vérité et Réconciliation, par exemple), ces mécanismes requièrent une volonté politique, un arbitrage international, et souvent l’engagement de la société civile.
Comprendre ces dispositifs est crucial pour éviter une rechute dans le conflit armé, ou pour apaiser des populations encore traumatisées. La polémologie se penche sur les conditions de réussite (partage équitable du pouvoir, réparation des injustices passées, participation citoyenne) et sur les écueils possibles (accords imposés, absence de confiance, etc.).

4) De la guerre totale à la guerre hybride

4.1) La guerre totale au XXème siècle

Le concept de “guerre totale” émerge particulièrement lors de la Première Guerre mondiale, puis s’affirme lors de la Seconde Guerre mondiale. Il signifie la mobilisation complète des ressources (économiques, industrielles, humaines, idéologiques) d’une nation en vue de la victoire militaire. Les civils deviennent des cibles légitimes, l’arrière est un espace stratégique (usines, voies ferrées), la propagande façonne l’opinion pour soutenir l’effort de guerre.
Cette mutation par rapport aux conflits du XIXème siècle démontre le caractère “industriel” et “absolu” de la guerre moderne. Les bombardements stratégiques, l’utilisation de l’arme atomique (Hiroshima, Nagasaki) ou encore le blocus économique sont autant d’illustrations de la guerre totale au XXème siècle.

4.2) La mutation vers la “guerre hybride”

À l’ère post-guerre froide, les conflits adoptent souvent des formes plus complexes, dites “hybrides”. Elles mêlent :

  • Actions militaires conventionnelles (chars, avions, artillerie)
  • Combats asymétriques (guérilla, terrorisme)
  • Cyberattaques
  • Guerre informationnelle (propagande sur internet, manipulation des médias, désinformation)
  • Pressions économiques (sanctions, blocus partiels)

La guerre hybride se caractérise par une grande fluidité. L’ennemi n’est pas toujours identifiable sous forme d’une armée régulière. Les frontières entre guerre, criminalité organisée et terrorisme s’estompent. Des puissances étatiques peuvent soutenir indirectement des groupes armés non étatiques pour avancer leurs intérêts géostratégiques sans s’impliquer officiellement.
Les polémologues se penchent sur ces mutations pour mettre en évidence la difficulté croissante à limiter ou codifier le recours à la violence. Les conventions et traités hérités du XXème siècle peinent à encadrer des formes de conflictualité qui échappent aux cadres classiques (États-nations, armées régulières).

4.3) L’impact technologique

L’évolution rapide des technologies (drones, satellites, robots, intelligence artificielle, armes à énergie dirigée) redessine en permanence le visage de la guerre. Aujourd’hui, un État peut mener une campagne de frappes de précision à longue distance tout en minimisant ses pertes humaines, ou encore perturber l’infrastructure d’un adversaire via des cyberattaques ciblées.
La polémologie s’intéresse notamment au risque de déconnexion entre les opinions publiques des pays dotés de ces technologies et la réalité du conflit : en clair, la “guerre sans morts côté agresseur” rend l’opinion moins réticente à l’usage de la force, créant potentiellement plus d’instabilité internationale.

5) Synthèse : pertinence des concepts-clés

Les concepts clés de la polémologie (causalités multiples, régulation de la violence, paix négative/positive, guerre totale/hybride) forment un corpus indispensable pour analyser l’actualité géopolitique et historique. Ils soulignent la nature protéiforme de la guerre, tantôt explosive, tantôt larvée, et invitent à dépasser les schémas simplistes qui réduisent les conflits à un affrontement “bien contre mal” ou à une unique explication.
Ces concepts ont également vocation à servir de base à l’élaboration de politiques publiques (défense, diplomatie, développement) plus conscientes des dynamiques complexes qui mènent au conflit ou à la paix.

Conclusion

La polémologie, pour mieux comprendre la guerre, utilise un ensemble de concepts interconnectés. Causes multifactorielles, frustration-agression, régulation de la violence, distinctions entre divers états de paix, transformations de la guerre (totale, hybride) : autant de notions qui nous rappellent que la guerre est un phénomène ancré dans les structures sociales, économiques, politiques et culturelles des sociétés.
En intégrant ces concepts-clés, les chercheurs, les étudiants et les praticiens (militaires, diplomates, organisations internationales) disposent d’outils pour analyser les conflits passés et présents, et éventuellement, pour contribuer à prévenir ceux de l’avenir. La polémologie, loin d’être une simple curiosité académique, reste ainsi une grille de lecture actuelle et indispensable pour décrypter la complexité du monde contemporain.

Sam Zylberberg
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