La vie philosophique de Socrate

Le penseur le plus intéressant et le plus influent du cinquième siècle avant notre ère est Socrate qui s’adonne à un raisonnement minutieux. Puisqu’il recherche la connaissance véritable plutôt que la simple victoire sur un adversaire, Socrate emploie les mêmes tours logiques développés par les sophistes à un nouveau but, la recherche de la vérité. Ainsi, sa volonté de tout remettre en question et sa détermination à n’accepter rien de moins qu’un compte rendu adéquat de la nature des choses font de lui le premier représentant clair de la philosophie critique.

Bien qu’il soit connu pour ses talents de conversation et son enseignement public, Socrate n’a rien écrit, nous sommes donc dépendants de ses étudiants (en particulier Xénophon et Platon) pour toute connaissance détaillée de ses méthodes et résultats. Le problème est que Platon est lui-même un philosophe qui injectet souvent ses propres théories dans les dialogues qu’il présente au monde comme des discussions entre Socrate et d’autres personnages célèbres de l’époque. Néanmoins, il est généralement supposé qu’au moins les premiers dialogues de Platon fournissent une représentation (assez) exacte de Socrate lui-même.

Euthyphron: Qu’est-ce que la piété ?

Dans le Ευθυφρων (Euthyphron ou Sur la Piété), par exemple, Socrate engage une conversation très critique avec un jeune homme trop confiant. Trouvant Euthyphron parfaitement certain de sa propre rectitude éthique, même dans la situation moralement ambiguë de poursuivre son propre père en justice, Socrate lui demande de définir ce qu’est réellement la « piété » (devoir moral). Il ne s’agit pas ici d’une simple liste d’actions qui sont, en fait, pieuses ; Euthyphron est censé fournir une définition générale qui saisit l’essence même de ce qu’est la piété. Mais chaque réponse qu’il donne est soumise à toute la force de la pensée critique de Socrate, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de certain.

Plus précisément, Socrate réfute systématiquement la suggestion d’Euthyphron selon laquelle ce qui rend les bonnes actions justes est que les dieux les aiment (ou les approuvent). Premièrement, il y a le problème évident que, puisque les questions de bien et de mal engendrent souvent des disputes interminables, les dieux sont susceptibles d’être en désaccord entre eux sur des questions morales pas moins souvent que nous, rendant certaines actions à la fois bonnes et mauvaises. Socrate laisse Euthypron s’en tirer à bon compte en acceptant – uniquement pour poursuivre la discussion – que les dieux soient supposés être parfaitement d’accord les uns avec les autres. (Remarquez que ce problème ne se pose que dans une culture polythéiste.)

Plus important encore, Socrate génère un dilemme formel à partir d’une question simple (trompeuse) : « Le pieux est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux, ou est-il pieux parce qu’il est aimé des dieux ? ».
Aucune des deux alternatives ne peut faire le travail pour lequel Euthyphron entend définir la piété. Si les bonnes actions sont pieuses uniquement parce que les dieux les aiment, alors la droiture morale est entièrement arbitraire, ne dépendant que des caprices des dieux. Si, d’autre part, les dieux aiment les actions justes seulement parce qu’ils ont déjà raison, alors il doit y avoir quelque source non divine de valeurs, que nous pourrions connaître indépendamment de leur amour.

En fait, ce dilemme propose une difficulté importante au cœur de tout effort visant à définir la moralité par référence à une autorité extérieure.

Considérons, par exemple, des questions parallèles avec une structure similaire : « Mes parents approuvent-ils cette action parce qu’elle est juste, ou est-ce juste parce que mes parents l’approuvent  » ou  » L’Ordre interdit-il cette activité parce qu’elle est mauvaise, ou est-ce parce qu’il l’interdit ?

Sur la deuxième alternative dans chaque cas, les actions deviennent bonnes (ou mauvaises) uniquement en raison de l’approbation (ou de la désapprobation) de l’autorité ; son choix n’a donc aucun fondement rationnel, et il est impossible d’attribuer à l’autorité elle-même une sagesse morale louable. Ce klaxon est donc clairement inacceptable. Mais sur la première alternative, l’autorité approuve (ou désapprouve) certaines actions parce qu’elles sont déjà bonnes (ou mauvaises) indépendamment d’elle, et toute norme rationnelle qu’elle utilise comme critère pour prendre cette décision doit nous être accessible ainsi qu’à elle. Par conséquent, nous sommes en principe capables de distinguer le bien du mal par nous-mêmes.

Ainsi, l’application de techniques prudentes de raisonnement permet d’accomplir des progrès réels (quoique négatifs) dans la résolution d’une question philosophique. La méthode de Socrate, qui consiste à remettre en question avec insistance, nous aide au moins à éliminer une mauvaise réponse à une question sérieuse. Tout au plus, il nous indique un degré important d’indépendance intellectuelle. Le caractère d’Euthyphron, cependant, ne semble pas affecté par l’ensemble du processus, laissant la scène à la fin du dialogue aussi confiante qu’il l’avait été au début. L’utilisation de méthodes socratiques, même lorsqu’elles aboutissent clairement à une victoire rationnelle, peut ne pas produire de conviction véritable chez ceux à qui elles sont appliquées.

Apologie de Socrate: La vie examinée

En raison de ses associations politiques avec un régime antérieur, la démocratie athénienne a mis Socrate en procès, l’accusant de porter atteinte à la religion d’État et de corrompre les jeunes gens. Le discours qu’il a prononcé pour sa propre défense, tel qu’il est rapporté dans l’ouvrage de Platon Απολογημα (Apologie), nous fournit de nombreux rappels des caractéristiques centrales de l’approche de Socrate envers la philosophie et sa relation à la vie pratique.

  • Modestie ironique
    Expliquant sa mission de philosophe, Socrate rapporte un message oraculaire lui disant que « Personne n’est plus sage que vous ». (Apologie 21a) Il procède ensuite par une série de descriptions ironiques de ses efforts pour réfuter l’oracle en conversant avec des Athéniens notables qui doivent sûrement être plus sages. Dans chaque cas, cependant, Socrate conclut qu’il a une sorte de sagesse qui manque à chacun d’entre eux : à savoir, une conscience ouverte de sa propre ignorance.
  • L’habitude du questionnement
    Le but de l’interrogatoire socratique est donc d’aider les individus à acquérir une véritable connaissance de soi, même si elle s’avère souvent de caractère négatif. Comme le montre son contre-interrogatoire de Mélétos (poète contemporain de Socrate), Socrate a l’intention de retourner les méthodes des sophistes à l’envers, en les décortiquant, en cherchant la petite bête pour exposer (plutôt que pour créer) des illusions sur la réalité. Si la méthode réussit rarement avec les interlocuteurs, elle peut néanmoins être effectivement internalisée comme mode de raisonnement dialectique pour tenter de tout comprendre.
  • La dévotion à la vérité
    Même après avoir été condamné par le jury, Socrate refuse d’abandonner sa recherche de la vérité dans tous les domaines. Refusant d’accepter l’exil d’Athènes ou le silence comme peine, il soutient que le débat public sur les grandes questions de la vie et de la vertu est une partie nécessaire de toute vie humaine précieuse. « La vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. » (Apologie 38a) Socrate préfère mourir plutôt que d’abandonner la philosophie, et le jury semble heureux de lui accorder ce souhait.
  • Raison sans passion
    Même lorsque le jury l’a condamné à mort, Socrate prononce calmement ses dernières paroles publiques, une spéculation sur ce que l’avenir lui réserve. Refusant toute certitude sur le sort d’un être humain après sa mort, il n’en exprime pas moins sa confiance dans le pouvoir de la raison, dont il a fait preuve (alors que le jury ne l’a pas fait). On ne saura pas qui gagne vraiment.

L’image dramatique de Platon d’un homme prêt à affronter la mort plutôt que d’abandonner son engagement à la recherche philosophique offre Socrate comme un modèle pour tous les futurs philosophes. Peut-être peu d’entre nous sont confrontés au même choix difficile entre la philosophie et la mort, mais nous sommes tous confrontés quotidiennement à des occasions de décider entre la conventionnalité pratique et notre dévotion à la vérité et à la raison. La façon dont nous choisissons détermine si nous, comme Socrate, méritons d’appeler notre vie philosophique.

Criton: L’individu et l’État

La description de Platon des derniers jours de Socrate s’est poursuivie dans le Κριτων (Criton). Aujourd’hui en prison dans l’attente de son exécution, Socrate fait preuve du même esprit de calme et de réflexion sur les questions sérieuses qui ont caractérisé sa vie en liberté. Même l’injustice flagrante de son sort aux mains du jury athénien ne produit chez Socrate ni amertume ni colère. Des amis arrivent à la prison avec un plan infaillible pour sa fuite d’Athènes vers une vie d’exil volontaire, mais Socrate les engage calmement dans un débat rationnel sur la valeur morale d’une telle action.

Bien sûr, Criton et les autres connaissent bien leur professeur, et ils sont prêts à argumenter les mérites de leur plan. S’échapper maintenant permettrait à Socrate de remplir ses obligations personnelles dans la vie. De plus, s’il ne suit pas le plan, beaucoup de gens supposeront que ses amis ne se sont pas assez souciés de lui pour organiser sa fuite. Par conséquent, afin d’honorer ses engagements et de préserver la réputation de ses amis, Socrate devrait s’échapper de prison.

Mais Socrate rejette ces considérations comme n’ayant aucun rapport avec la décision de savoir quelle action est vraiment juste. Ce que les autres diront clairement n’a pas d’importance. Comme il l’avait soutenu dans ses excuses, la seule opinion qui compte n’est pas celle de la majorité des gens en général, mais plutôt celle de la seule personne qui sait vraiment. Seule la vérité mérite d’être à la base des décisions concernant l’action humaine, de sorte que la seule solution appropriée consiste à s’engager dans le genre de raisonnement moral prudent par lequel on peut espérer la révéler.

L’argument de Socrate procède de l’énoncé d’un principe moral parfaitement général à son application dans son cas particulier :

  1. Il ne faut jamais faire le mal (même en réponse au mal commis par un autre).
  2. Mais c’est toujours mal de désobéir à l’État.
  3. Il ne faut donc jamais désobéir à l’État.

Et comme éviter la condamnation à mort prononcée par le jury athénien serait un acte de désobéissance de l’État, il s’ensuit que Socrate ne doit pas s’en échapper.

L’argument est valable, c’est pourquoi nous nous engageons à accepter sa conclusion si nous pensons que ses prémisses sont vraies. L’engagement général d’agir correctement est fondamental pour une vie morale, et il semble clair que la fuite de Socrate serait un cas de désobéissance. Mais qu’en est-il de la deuxième prémisse, l’affirmation selon laquelle il est toujours erroné pour un individu de désobéir à l’État ? Cela mérite certainement un examen plus approfondi. En fait, Socrate imagine les lois d’Athènes proposant deux argumentations indépendantes en faveur de cette affirmation :

Premièrement, l’État est pour nous comme un parent l’est pour un enfant, et puisqu’il est toujours mauvais pour un enfant de désobéir à un parent, il s’ensuit qu’il est toujours mauvais de désobéir à l’État. Ici, nous pourrions soulever de sérieux doutes quant à la légitimité de l’analogie entre nos parents et l’État. L’obéissance à nos parents, après tout, est une obligation temporaire que nous finissons par dépasser en apprenant à prendre des décisions par nous-mêmes, tandis que Socrate veut dire que l’obéissance à l’État est une exigence jusqu’à notre mort. Ici, il pourrait être utile d’appliquer le même manque de respect sain pour l’autorité morale que Socrate lui-même a exprimé dans l’Euthyphron.

Le deuxième argument est qu’il est toujours erroné de rompre un accord, et puisque le fait de continuer à vivre volontairement dans un État constitue un accord pour s’y conformer, il est erroné de désobéir à cet État. C’est peut-être un meilleur argument ; seule la deuxième prémisse semble sujette à caution. Les accords explicites d’obéissance à une certaine autorité sont assez courants – dans un engagement d’immatriculation ou un contrat de travail, par exemple – mais la plupart d’entre nous n’avons pas conclu d’accord de ce genre avec notre gouvernement. Même si nous supposons, comme le suggèrent les lois, que l’accord est implicite et que notre décision de rester à l’intérieur de leurs frontières nous engage, il n’est pas toujours évident que notre choix du lieu de résidence soit entièrement soumis à notre contrôle volontaire individuel.

Néanmoins, ces considérations sont sérieuses. Socrate lui-même était tout à fait convaincu que les arguments tiennent la route, et il en conclut qu’il aurait tort de s’évader de prison. Comme toujours, bien sûr, ses actions étaient conformes au résultat de son raisonnement. Socrate a choisi d’honorer son engagement envers la vérité et la moralité même si cela lui a coûté la vie.

Sam Zylberberg
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