Petite histoire de la grande distribution et de la consommation de masse

Le XXème siècle a connu 50 ans de bouleversement des méthodes de vente et de consommation. Le jeune XXIème siècle est témoin d’une difficulté perpétuelle pour le commerce de trouver de nouveaux consommateurs.
Voyons ensemble comment en un demi-siècle nous sommes passés de l’épicerie au hard discount, comment et pourquoi les standards et normes de consommation ont évolué à travers les décennies.

Introduction

Premier supermarché de Belgique en 1957.
Premier supermarché de Belgique en 1957, le Delhaise de la place Flagey, à Bruxelles.

La distribution de masse de produits alimentaires à prix discount bouleverse l’organisation et les rapports à la clientèle. Cela répond à l’évolution de la consommation et à des contraintes comme la concurrence et les rapports avec les fournisseurs.
Le concept des ventes en libre-service naît aux États-Unis en 1916. Le premier super-marché est ouvert à New-York en 1930. En Europe, c’est après la Seconde Guerre Mondiale qu’arrivent les supermarchés: 1948 à Londres, 1951 en Suisse, 1957 à Bruxelles (Delhaise place Flagey) et en 1958 dans la région parisienne en France.
Dès 1963, les hypermarchés voient le jour.

Trois phases se distinguent dans l’histoire des grandes surfaces et de la grande distribution:

  • La première phase, pionnière, fait du modèle de l’hypermarché l’aboutissement de la révolution commerciale des 30 glorieuses
  • La deuxième phase voit l’élargissement des bases de la croissance extensive lorsque la consommation se ralentit.
  • La troisième phase est une phase d’adaptation aux exigences contradictoires d’une clientèle qui cherche un service commercial et des prix bas.

Voyons ceci de manière plus détaillée.

Naissance de la distribution de masse

En 1950, les structures commerciales en Europe sont très traditionnelles.
La moitié des commerces est dédiée à l’alimentation, et la majorité des commerces n’a pas de salariés. Les techniques de ventes sont anciennes, la règle est de vendre peu et cher.
Les grands magasins existent mais leur succès est limité.
En 1960, le petit commerce domine encore largement.

Des tentatives de se constituer en groupements d’achats en commun pour obtenir de meilleurs prix chez les grossistes, ont lieu mais leur succès est fortement limité.

Le modèle américain

Le modèle américain se basse sur l’augmentation du pouvoir d’achat qui implique moins de budget consacré à la nourriture et plus de budget consacré à l’équipement. Cette augmentation du pouvoir d’achat est à la base de l’émergence d’une nouvelle norme de consommation « de masse ». Ce mouvement de modernisation engage l’industrie dans la production de masse et multiplie les produits.
Ces produits s’écoulent dans le cadre d’une économie fordienne fondée sur l’articulation de la production de masse et la consommation de masse appelle une révolution commerciale qui a pour but de vendre en masse en réduisant les frais de commercialisation. Dans ce contexte, les méthodes modernes de vente étasuniennes se diffusent en Europe.
Une large place est donnée aux supermarché et libres-services. L’importance du parking est capitale. La devise est alors au no parking no business.
Une presse spécialisée voit le jour pour aider les commerçants européens pour diffuser les techniques de vente.
L’Amérique s’implique activement dans l’installation de son modèle commercial en Europe.

Vers le premier supermarché

Dès fin des années 1940, des innovations en matière de distribution ont lieu mais leur diffusion bute sur les habitudes de la clientèle.
Le premier libre-service s’installe en 1948 à Paris. Malgré une réduction des frais du personnel et d’aménagement du magasin qui permet de baisser les prix et d’augmenter les ventes, son succès est limité.
Leclerc dès 1949 se fournit chez industriels pour concurrencer les grossistes. Il vend mais sa marge est faible.
Le supermarché s’installe lentement à la fin des années 1950 car le personnel (et le client !) doit se familiariser avec le préemballage sans compter l’attente aux caisses et le manque de chaleur humaine. 

Invention de l’hypermarché

En 1959, un trio s’associe pour ouvrir un Carrefour, convaincu qu’il faut faire comme les américains, le projet magasin de 2500 m² avec parking est inauguré en 1963. Le succès est impressionnant et bénéficie d’une couverture médiatique inédite.

Inauguration du premier hypermarché de France, le Carrefour de Reuil Malmaison le 15 juin 1963.
Inauguration du premier hypermarché de France, le Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois, le 15 juin 1963.

L’hypermarché se définit comme une surface de vente supérieure à 2500m² avec des caisses à la sorite, libre-service et parking. Selon un des créateurs: Carrefour est influencé à 80% par États-Unis et à 20% par Leclerc.

Le but de Carrefour est de vendre moins cher que le commerce traditionnel. Est mise en place une rotation des stocks et un aménagement épuré dans les magasins.
Le métier de chef de rayon voit le jour: il s’occupe de tous les aspects de la relation marchande et est tourné vers la rentabilité et l’assortiment.

Nous assistons à une véritable dépersonnalisation des rapports marchands car l’objectif est de vendre en masse.

L’expansion et la diversification du modèle

Le supermarché se développe mais l’hypermarché rend sceptique. Il faut attendre 1967 pour que 4 hypermarchés soient ouverts par des concurrents. C’est le début de l’expansion.
Les configurations sont différentes selon les hypermarchés.
Par exemple:

  • Carrefour donne une image de gigantisme avec une surface moyenne de 9300 m² (moyenne en 1985 de 5625m²); sa localisation se situe en périphérie et les marchandises vendues sont générales et alimentaires orientées vers l’épicerie plutôt que les produits frais.
    La stratégie commerciale sur la notion de prix bas se couple à des publicités agressives.
  • Mammouth lance le concept de l' »hypermarché nain » (3403m²), implanté en zone urbaine. Il privilégie l’alimentation et les produits frais. Un peu plus de produits que pour un supermarché dont ils ne se distinguent que par la taille (ce sont de grands supermarchés).
  • Euromarché mise sur la diversité des localisations et des tailles, privilégie les produits alimentaires de qualité supérieure et offre service clientèle plus élaboré.

Fin des années 1960, l’hypermarché s’entoure de galeries marchandes, accroît la massification de la consommation et dynamise la consommation de masse.

L’élargissement des bases de la croissance extensive

Dès le milieu des années 1970, les grandes surfaces sont confrontées au ralentissement de la croissance.

L’environnement est difficile

La rupture dans le rythme de croissance de consommation implique progression de plus en plus ralentie ainsi qu’une modification de la structure de consommation des ménages qui réduisent la part d’alimentation, de l’habillement et de l’équipement du foyer pour dépenser plus dans la culture, les loisirs, la communication et les transports.
En 1973, la loi Royer est votée en France, introduisant des commissions départementales d’urbanisme commercial qui accordent ou non le permis de bâtir pour des magasins de plus de 1500m². Cette loi ralentit la croissance, encourage la corruption et la massification des implantations en périphérie.

Les supermarchés (U, Champion, Intermarché) adoptent une politique commerciale agressive: des prix bas qui accentuent la concurrence.
Des grandes surfaces spécialisées voient le jour au détriment du petit commerce et des grandes surfaces qui ne peuvent plus concurrencer sur certaines marchandises (meubles, luminaires, literie).

Les axes stratégiques de la grande distribution sont alors basés sur la diversification des produits hors de l’alimentaire, la création de marques et l’internationalisation.

Vers le non-alimentaire

Les grands groupes, sauf Auchan, investissent dans les surfaces spécialisées et mettent en place des rayons non-alimentaires. D’abord le nettoyage et les lessives, ensuite des produits qui sortent de la cuisine et de la buanderie.

Au milieu des 1980, la conquête commerciale se porte vers des secteurs jusqu’alors inexplorés (essence, livres, bijoux, parapharmacie, etc.). Leclerc devient le 2è libraire après la FNAC. Le prix unique du livre est fixé en 1981 mais ne change pas la situation.

Des produits blancs à la marque du groupe

Dans l’optique de dynamiser les ventes de produits alimentaires en les vendant moins cher, une réduction a lieu sur les frais de commercialisations. Il s’agit principalement des produits de première nécessité. Le succès est limité et la restauration des marques de l’enseigne dès 1984 s’opère.

Vers l’international

Carrefour créé des filiales en Grande-Bretagne dès 1969 et en Belgique. En 1970 et 1972 le groupe s’attaque respectivement à la Suisse et à l’Italie mais ce sont des échecs.
En 1973, Carrefour s’installe en Espagne puis au Brésil, en Argentine et à Taïwan. Le succès spectaculaire. Les autres groupes de distribution font pareil.
L’implantation ne réussit jamais aux États-Unis et en Allemagne. Les grands groupes privilégient dès lors les marchés où la consommation est peu développée.

Concurrence des prix

Dès 1990, l’individualisation croissante bouleverse les conditions du développement de la grande surface. Les enseignes continuent à accroître leur nombre de magasins et essayent d’adapter l’hypermarché aux nouvelles attentes de la clientèle se concentrant sur la lutte contre la vie chère.

Vers une consommation de masse personnalisée

La consommation se ralentit encore et la part de budget des ménages qui lui est dédiée diminue.
Une demande de qualité et de variété des produits émerge chez les consommateurs et s’opère progressivement un changement dans la nature de la consommation qui devient une consommation de masse personnalisée.
Le marketing qualitatif s’appuyant sur l’étude des styles de vie pour segmenter les marchés a dès lors le vent en poupe.

Poursuite de la croissance extensive

Les grands groupes doivent poursuivre l’augmentation du nombre de points de vente et les opérations de croissance externe, ce qui accroît la concurrence entre les magasins.
La clientèle est désormais mobile et instable, difficile à fidéliser.
Une concurrence rude se livre entre les magasins hard-discount et des enseignes en centre-ville avec les hypermarchés de périphérie.
Le hard-discount incite les enseignes à créer les leurs. Depuis 1992, 50% des supermarchés qui ouvrent sont des hard-discount. L’avantage majeur est la proximité.
Pour concurrencer le hard-discount, les hypermarchés baissent leurs prix sur les denrées alimentaires

S’opèrent différentes vagues de fusion et de rachat des groupes ainsi qu’une accélération de leur implantation à l’étranger.

Fidélisation du client

Le marketing d’enseignes mis en place par les grands groupe vise à singulariser les magasins pour en faire des marques susceptibles de retenir la clientèle. Les campagnes de publicité ciblée et l’aménagement des magasins sont deux techniques mises en œuvre de manière systématique.

L’offre se redéfinit pour différencier les magasins et réaliser des assortiments cohérents.
Par exemple, Carrefour spécialise ses magasins en fonction de leur environnement sociologique et commercial. Les marques des distributeurs ne sont pas perçues comme de vraies marques. Cela a juste fonctionné pour les marques « terroir », ou pour les labels Bio mais les « filières qualité » et autres étiquettes de ce type ont particulièrement souffert de crises comme la vache folle ou le poulet à la dioxine.

Une approche centrée sur le client

Les techniques de marketing s’approfondissent. L’accueil est repensé, le personnel doit être disponible, le temps d’attente aux caisses est réduit, de la livraison à domicile est proposée.
Les espaces spécialisés au sein d’un magasin généraliste se multiplient.
Les cartes de fidélité font rage. Leur succès n’est pas toujours au rendez-vous mais leur utilisation croisée avec le ticket de caisse permet aux enseignes de réaliser des statistiques et d’en exploiter les données pour mieux répondre à la demande. Le rôle de chef rayon face disparaît car le service marketing remplit une partie de ses fonctions.

Conclusion

Le bilan est en demi-teinte.
La grande distribution compte trois groupes Carrefour, Auchan et Intermarché parmi les 20 premiers groupes mondiaux. Les ventes ont baissé et le recul dans le secteur de l’alimentation coïncide avec la progression du hard-discount et des surfaces spécialisées.  Les ventes non-alimentaires régressent et le marché national progresse au profit de Leclerc.

De 1975 à 1985, la croissance porte sur le non-alimentaire et internationalisation des grands groupes.
Après 1990, les grandes surfaces s’adaptent à un environnement plus concurrentiel et instable souffrant de l’impact du hard-discount.

La grande distribution traverse aujourd’hui une crise profonde. Il reste des espaces de croissance dans les pays émergents et en France où la course à la concurrence est loin d’être achevée. La grande distribution ne pourra retrouver le chemin d’une croissance durable que si elle redéfinit la place respective des différents formats et réinvente l’hypermarché en conciliant la taille, la spécialisation des points de vente, les prix, le positionnement, l’étendue des choix, le marketing et en tenant compte du respect des cultures nationales.

Sam Zylberberg
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