Le fait social total de Marcel Mauss: définition et exemples

Qu’est-ce que le fait social total ?
Définition, exemples, explications

Portrait de Marcel Mauss né en 1872 et mort en 1950, anthropologue et théoricien de la notion de fait social total.
Portrait de Marcel Mauss, né en 1872 et mort en 1950, anthropologue et théoricien de la notion de fait social total.

La notion de fait social total est introduite par Marcel Mauss dans son Essai sur le Don.
Mauss considéré comme le père de l’anthropologie est le neveux du sociologue Émile Durkheim, père de la sociologie (De la division du travail social, les Règles de la méthode sociologique, le Suicide,…) et théoricien de la notion de fait social dont il donne la définition suivante: le fait social est toute manière de faire, fixée ou non, qui exerce sur l’individu une contrainte extérieure.

 

Le fait social total donne pour Mauss une signification globale de la réalité. Il n’est pas une accumulation arbitraire de détails. Il est défini dans l’espace, dans le temps, chez un individu d’une certaine société.

Cette notion procède du souci de définir la réalité sociale dans une expérience individuelle étudiée selon deux axes:

  • Dans une histoire individuelle, qui permet le comportement d’êtres globaux et non divisés en aspects discontinus. C’est à dire prendre un individu comme un tout sans risquer de donner priorité à une caractéristique particulière (familiale, économique, religieuse, etc.).
  • Dans une anthropologie, en tenant simultanément compte des aspects physiques, psychiques et sociologiques de toutes les conduites observées.

Le fait social total a un caractère tri-dimentionnel:

  • La dimension sociologique dans un aspect synchronique (à un moment donné).
  • La dimension historique dans un aspect diachronique (au fil du temps).
  • La dimension physio-psychologique.
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C’est évidemment chez les individus que l’on peut faire coïncider ces trois dimensions.

Comme dans toute la théorie de Mauss, la notion de fait social total reflète le soucis de relier le social et l’individuel d’une part, le physique et le psychique de l’autre part.
En effet, pour lui, le social est projeté sur l’individuel par l’intermédiaire de l’éducation, des besoins et des activités corporelles. Une société exerce les enfants à sélectionner des mouvements, des arrêts, à dompter des réflexes, etc. Tout phénomène psychologique est un phénomène sociologique car il a été enseigné par la société.

Mauss encourage les chercheurs à dresser un inventaire de tous les usages que les Hommes ont fait et font encore de leur corps au cours de l’Histoire et à travers le monde.

Les caractéristiques du fait social total

Le fait social comprend différentes modalités du social (système juridique, système économique,…), différents moments d’une histoire individuelle (différents cycles de vie comme la naissance, l’enfance, le mariage, la mort,…) et différentes formes d’expression (physiologiques comme les réflexes, les sécrétions, inconscientes, et conscientes individuelles ou collectives).

Dans la pensée de Mauss, il existe une complémentarité dynamique entre le psychique et le social. Ce dynamisme provient du fait que le psychique est expliqué et explique le symbolisme social.

Le fait social total implique que tout ce qui est observé fait partie de l’observation mais aussi et surtout que l’observateur est lui-même une partie de son observation (il fait partie du système observé).
Ce phénomène est valable dans toutes les sciences.
Par exemple en physique, lorsque Max Planck a voulu observer les électrons, il s’est rendu compte de l’influence engendrée par les photons provenant de la lumière du microscope sur la vitesse et la trajectoire des électrons. Observée, la matière ne se comporte plus de la même manière.
En psychologie, la théorie systémique inclut le thérapeute au système familial ou institutionnel qu’elle étudie.

L’observateur qui s’observe observer

Pour comprendre convenablement un fait social, il faut l’appréhender totalement. C’est-à-dire, en tenant compte de l’Observateur. L’observation doit être interne: elle doit être celle de l’indigène ou tout au moins celle de l’observateur revivant l’expérience indigène.

Puisqu’il sait qu’il fait partie du système observé, l’Observateur doit s’observer comme sujet de l’expérience. Il ne pourra jamais s’abolir en tant que sujet mais il pourra essayer d’objectiver au maximum son observation en excluant de plus en plus ses propres influences.

  1. Ex: L’Observateur observe un sujet.
  2. L’observateur s’observe observateur observant un sujet.
  3. L’observateur s’observe observateur s’observant observateur observant un sujet.
  4. etc. !

De la nécessité de que la sociologie et la psychologie collaborent

Mauss, convaincu de la nécessité de la collaboration entre la sociologie et la psychologie, présente les caractères communs ou spécifiques des faits sociaux comme relevant de l’inconscient. L’inconscient serait pour lui le médiateur entre moi et autrui.

Par la psychanalyse, nous pouvons rencontrer notre moi le plus étranger grâce à la découverte de notre inconscient.
Par l’étude ethnologique, nous pouvons rencontrer l’autrui le plus étranger toujours grâce à l’inconscient.

Pour Mauss, l’inconscient est un système symbolique, inné.

Dans « Essai sur le don », Mauss pour la première fois dans l’histoire sociologique, dépasse l’observation empirique pour atteindre des réalités plus profondes.
Pour la première fois, le social dépasse l’anecdote, la description (souvent moralisante). Il découvre les connexions, les équivalences, les solidarités entre sociétés.

Il existe des systèmes de valeurs fondamentales généralisables. Mauss voit un rapport constant entre les phénomènes et leur explication. Dans certains domaines comme celui de la parenté, Mauss découvre des règles mathématiques précises soumises à des raisonnements déductifs qui expliquaient les comportements. Il ouvre la porte à la science de Malinowski.

Dans le système économique, Mauss propose d’appeler le système des prestations totales, de clan à clan, celui dans lequel des individus et des groupes échangent tout entre eux.

Dans toute sa théorie, Mauss cherche à découvrir les zones obscures, les recoins les plus secrets de la pensée, persuadé qu’elles ne peuvent être observées que sur le plan social par le langage ou sur le plan physiologique.

Approfondissons le fait social total en tirant quelques exemples de son Essai sur le don, et voyageons en Polynésie.

L’Essai sur le don de Marcel Mauss

Définition de l’objet d’étude.

Dans l’Essai sur le don, Mauss tente de comprendre la vie sociale comme un système de relations sans faire appel à des notions magiques ou affectives. Il fait la distinction entre le jugement analytique et le jugement synthétique qui trouve, lui, son origine dans la théorie mathématique.

Mauss se penche sur l’étude du système de prestations économiques entre les divers sous-groupes dont se composent les sociétés archaïques (terme employé par Mauss, aujourd’hui le terme usuel en anthropologie est sociétés traditionnelles). En particulier, il en étudiera le caractère volontaire apparemment libre et gratuit et pourtant contraint et intéressé.

Si la plupart du temps, le cadeau semble offert généreusement, il n’y a que « fiction, formalisme et mensonge social et au fond, obligation et intérêt économique« .

La société étudiée est celle des polynésiens.

Le hau

Ce ne sont pas les individus qui échangent mais bien des clans, des tribus ou des familles soit en groupes se faisant face, soit par l’intermédiaire de leurs chefs. Ils échangent bien entendu des biens matériels, mais aussi et surtout des politesses, des femmes, des danses, des services.

Même si la forme du don semble volontaire, il est rigoureusement obligatoire. Mauss propose d’appeler tout ceci le système des prestations totales.

La prestation est totale car c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, même si on assiste à une lutte des chefs pour assurer entre eux une hiérarchie qui ultérieurement profitera à leur clan.

Dans certaines tribus en Mélanésie et dans le Nord Ouest américain, l’échange est marqué de rivalité et d’antagonisme. Ces échanges prennent le nom de Potlatch. Mauss préfère: « des prestations totales de type agonistiques » qui se traduisent par des luttes et des compétitions.

Des recherches plus approfondies ont montré un nombre considérable de formes intermédiaires de ces échanges à rivalité exaspérée et à destruction de richesses.

Diverses règles sont contenues dans le droit et l’économie des tribus archaïques. En Polynésie, le mécanisme spirituel qui oblige à rendre le présent reçu est des plus apparents. Mauss étudie quelle force pousse à rendre une chose reçue.

Les obligations de l’échange

L’échange est pour Mauss, le commun dénominateur d’un grand nombre d’activités sociales en apparence étrangère les unes par rapport aux autres. Mais l’observation empirique ne lui permet pas de découvrir cet échange. Il ne voit dans Essai sur le don que trois obligations:

  1. Donner.
  2. Recevoir.
  3. Rendre.

Ces trois obligations constituent la prestation totale.

L’échange ne serait pas construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre cimentées par une dimension affective ou mystique. Il est une synthèse de la pensée symbolique destinée par nature à passer de l’un à l’autre.
La notion de hau n’est pas de l’ordre du réel mais de l’ordre de la pensée. Le langage n’a pu naître que tout à coup car les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. Il y a une opposition fondamentale entre langage et connaissance. Le langage a un caractère discontinu alors que la connaissance, elle, se fait dans la continuité.

Pour Mauss, tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage.
L’expression consciente d’une fonction sémantique à pour rôle de permettre à la pensée de s’exercer malgré la contradiction qui lui est propre: contradiction de dire ou de connaître.

Les propriétés de l’échange

Mauss ne peut pas concevoir uniquement les biens échangés comme des propriétés physiques.
Pour lui, l’échange peut aussi s’appliquer à des dignités, des charges ou des privilèges. Il faut donc que l’échange soit conçu aussi subjectivement.
Il se trouve alors devant un dilemme: soit l’échange est l’acte d’échange lui-même; soit l’échange est d’une nature différente que l’acte et alors par rapport à lui l’acte d’échange deviendrait un phénomène secondaire.

Mauss s’acharne dans ce dilemme à reconstruire un tout avec des parties. Comme il n’y arrive pas, il ajoute une quantité supplémentaire qui lui donne l’illusion de sortir du dilemme à savoir le hau.

Qu’est-ce que le hau pour Marcel Mauss ?

Toutes les propriétés personnelles ont un hau: un pouvoir spirituel.
Si vous me donnez un objet et que je le donne à un tiers, celui-ci m’en rendra un autre parce qu’il y sera poussé par le hau de mon cadeau, et moi je serai obligé de vous donner cette chose parce qu’il faut que je vous rende le produit du hau de votre cadeau.
La chose reçue, pour Mauss, n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui.

Le lien par les choses est un lien d’âmes car la chose elle-même a une âme.

Le hau est la forme consciente sous laquelle des Hommes d’une certaine société ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs.

Le don aux dieux

Un quatrième thème joue un thème dans l’économie: le cadeau aux dieux ou aux êtres sacrés (esprits dont on porte le nom) qui sont associés aux Hommes. Il est évident qu’en échangeant entre eux les Hommes ont une influence sur les échanges entre les êtres sacrés. Dans certaines tribus (les Toradja de Célèbes) l’Homme doit acheter aux dieux le droit d’accomplir certains actes soit par des sacrifices soit par des cadeaux soit par les aumônes.

Les différentes formes des échanges de dons

Le kula est une sorte de grand Potlatch. Un commerce inter-tribal et intra-tribal des néo-calédoniens. La traduction du mot kula est sans doute « cercle« .
Comme si les tribus, les expéditions maritimes, les objets précieux, les ustensiles, les nourritures, les fêtes, les services, les hommes et les femmes étaient pris dans un cercle et suivaient autour de ce cercle dans le temps et dans l’espace un mouvement régulier.

Cérémonie d'un Potlatch, photographiée au début des années 1900.
Cérémonie d’un Potlatch, photographiée au début des années 1900.

Le commerce kula semble être réservé aux chefs. Il est apparemment désintéressé et modeste.
Seul le chef a la grandeur d’âme nécessaire pour conduire un kula.
Comme le Potlatch, le kula consiste à donner et à recevoir mais la règle est de partir sans rien avoir à échanger. On fait semblant de ne faire que recevoir.
C’est seulement l’année suivante quand la tribu visiteuse recevra la tribu visitée que les cadeaux seront rendus.

La donation elle-même prend des formes très solennelles. Le donateur se montre exagérément modeste, s’excuse de ne donner que des restes et jette aux pieds du receveur la chose donnée. Même si le don obéit à une obligation, la manière de donner tente de prouver la liberté et l’autonomie du donneur.

L’objet essentiel de ces échanges-donations sont les vaygu’a sorte de monnaie de deux types: les mwali (des bracelets) et les soulava (des colliers). Ces vaygu’a sont animés de mouvements circulaires: les mwali se transmettent d’Ouest en Est alors que les soulava voyagent toujours d’Est en Ouest. Ils ont une fonction mythique, religieuse et magique et témoignent de l’expression symbolique du fait social total car sociologiquement c’est le mélange des choses, des valeurs, des contrats et des Hommes qui se trouve ici exprimé.

Le kula permet tout une série d’autres échanges allant du marchandage à la politesse, de l’hospitalité complète à la réticence ou à la pudeur.

Le kula intertribal est à l’avis de Mauss la représentation d’un système plus général se jouant à l’intérieur de la tribu. En effet, dans la tribu, ce sont les groupes locaux qui se rendent visite, commercent et s’épousent.

Généralisations

Ces observations peuvent être étendues à notre société. Notre morale est toujours imprégnée de cette atmosphère autour du don, de l’obligation et de la liberté mêlés.

Les choses outre leur valeur matérielle ont encore une valeur sentimentale.
Le don non rendu rend inférieur celui qui l’a accepté s’il l’accepte sans esprit de retour. La charité est blessante pour celui qui l’accepte.
L’invitation ou la politesse doit être rendue. Nous voyons ici, la trace du vieux fond traditionnel des Potlatch nobles. Dans nos sociétés se trouvent encore la joie de donner en public, le plaisir de l’hospitalité, le fait que d’appartenir à une mutuelle vaut mieux qu’une simple sécurité personnelle.

Il faut selon Mauss que l’individu ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres et de la réalité sociale. Il écrit que cette morale est commune aux sociétés les plus évoluées et aux sociétés les moins évoluées que nous pouvons imaginer.

La théorie de l’échange-don est loin de rentrer dans le cadre de l’économie soi-disant naturelle de l’utilitarisme. Mauss, dans le courant de Malinowski, continue à faire sauter les doctrines courantes sur l’économie primitive.
En effet, la notion de valeur fonctionne dans les sociétés archaïques: des surplus sont dépensés dans un luxe énorme, il y a des signes de richesse, la monnaie a encore un pouvoir magique, les marchés sont imprégnés de rites et de mythes.

Dans les sociétés capitalistes, l’Homme est une machine compliqué d’une machine à calculer. Il est encore (un peu) éloigné de ce constant et glacial calcul utilitaire.

Fait social total, faits sociaux totaux: résumé et conclusion

Mauss préfère le terme fait social général.
En effet, les faits étudiés dont le système économique échange-don mettent en branle souvent la totalité de la société et de ses institutions comme dans le Potlatch ou le kula, et dans d’autres cas un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque les échanges-dons concernent plutôt les individus.

Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, esthétiques, morphologiques.

  • Ils sont juridiques emprunts d’une moralité organisée ou latente, obligatoires ou encouragés, politiques et domestiques en même temps. Ils intéressent les classes sociales, les clans, et les familles. Exemple: le commerce du kula est réservé aux chefs.
  • Ils sont religieux (religion stricte ou magie). Exemple: le don aux dieux est aussi un échange.
  • Ils sont économiques car ils véhiculent l’idée de la valeur, de l’utile, de l’intérêt, du luxe, de la richesse, de l’acquisition, de l’accumulation et d’autre part, ils véhiculent l’idée de la consommation, de la dépense, même parfois purement somptuaires.
  • Ils sont esthétiques. Exemple: les objets échanges comme les vaygu’a sont ornés, polis, et teintés d’émotions esthétiques.
  • Ils sont morphologiques: Tout s’y passe au cours de foires, de marchés, ou tout au moins de fêtes pendant parfois une saison bien définie comme les expéditions maritimes des Mélanésiens qui nécessitent des routes maritimes où l’on peut se transporter en paix.

Mauss essaye de décrire le fonctionnement de « touts« . Ce ne sont pas des thèmes ou des éléments d’institutions. La société est décrite dans son état dynamique et physiologique. Mauss prend garde à ne pas la disséquer en règles, en mythes, en valeurs ou en prix. C’est en considérant le tout ensemble, qu’il peut percevoir l’essentiel, le mouvement, l’aspect vivant et fugitif où les hommes prennent conscience d’eux-même et de leur situation vis à vis d’autrui.

La méthode de l’observation du fait social total consiste en une observation concrète de la vie sociale. Elle a un double avantage:

  1. Un avantage de généralité car ces faits de fonctionnement général ont des chances d’être plus universels que les institutions locales.
  2. Un avantage de réalité: on voit les choses sociales dans le concret, comme elles sont. L’important n’est plus de saisir des idées ou des règles mais bien de saisir des hommes, des groupes, et des comportements.

La plupart des sociétés ont été décrites jusqu’aux théories de Marcel Mauss en étant segmentées à l’intérieur d’elles-mêmes et/ou entre elles. Or, les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes, et enfin leurs individus ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre.

Sam Zylberberg
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